Le sens et le non sens de l’ethnomarketing (11/07/2014)

L’ethnomarketing a bénéficié ces derniers temps de pas mal d’attention dans les médias, où nombreux sont ceux qui déplorent le ‘trop peu d’intérêt’ accordé à l’ethnomarketing et au consommateur ‘allochtone’. Dans cette discussion qui fustige entre autres la sous‑représentation de produits typiques pour le ramadan au sein de l’assortiment des supermarchés, il est frappant de constater que ces mêmes groupes qui défendent l’idée que les différences doivent être reconnues et non pas ramenées au simple contexte ethnique du citoyen, n’ont aucune difficulté à gommer aujourd’hui ces différences et à considérer ‘la personne allochtone’ comme un type de consommateur.

On parle de la nécessité de toucher le consommateur de couleur, le consommateur citadin ou le consommateur religieux comme s’il s’agissait d’une nouvelle tendance. L’ethnomarketing n’est pourtant pas quelque chose de neuf, ni en Belgique ni dans le monde. À sa mort en 1919, CJ Walker a laissé derrière elle un empire d’un million de dollars construit sur l’invention d’un fer à lisser permettant aux femmes afro‑américaines de défriser leurs cheveux. Le produit, son prix (bon marché vu les faibles moyens du groupe‑cible), sa promotion (par des célébrités afro‑américaines) et son canal de distribution (porte-à-porte) étaient adaptés aux habitudes, aux moyens et aux souhaits de la femme afro‑américaine. En d’autres mots, c’était de l’ethnomarketing avant la lettre, pour un produit qui fut une gigantesque réussite.

En Belgique, le terme ethnomarketing est utilisé différemment et en outre à mauvais escient, c’est‑à‑dire pour parler de toucher un consommateur ‘allochtone’ dont le profil s’écarte un peu du ‘marché général’. Aujourd’hui, le groupe qui est décrit sous le dénominateur des ‘consommateurs allochtones’ n’est en réalité plus une niche, et ne doit donc plus être approché comme tel. Dans les grandes villes belges, la prépondérance d’une majorité belgo-belge homogène appartient au passé. Les producteurs et les distributeurs n’ont plus d’autre choix que d’accepter et de comprendre cette réalité démographique et socioéconomique. Et surtout ne plus craindre de perdre le ‘client traditionnel’, puisque ce dernier n’existe tout simplement plus.

Mais penser pouvoir toucher toute une communauté (les consommateurs ‘allochtones’) avec une seule stratégie de marketing, sous prétexte que ses membres partagent un même contexte ethnique, c’est faire (à tort) abstraction de nombreuses autres variables et différences qui influencent elles aussi le schéma de consommation. Ce n’est donc pas de l’ethnomarketing, c’est‑à‑dire une segmentation sur la base du contexte culturel, qu’il faut appliquer pour répondre aux besoins du marché, mais tout simplement une optimalisation du mix marketing !

Prenons l’exemple du ramadan. De plus en plus, l’on réclame en effet que les supermarchés proposent un assortiment de produits adapté aux consommateurs qui respectent la période du jeûne. Delhaize, Carrefour ou encore Colruyt le font depuis des années, mais apparemment trop peu si l’on en croit les manchettes des journaux. Ils auraient en effet tendance à ignorer le fait que le shopping du ramadan comporte également une fonction sociale : pendant le ramadan, les quartiers commerçants catégorisés ‘ethniques’ voient défiler dans leurs magasins des milliers de musulmans qui, tout en faisant leurs courses, discutent, échangent des recettes et parlent de la difficulté de respecter le jeûne en été. Or, il faut bien reconnaître que les supermarchés ne sont pas les endroits se prêtant le mieux à ce genre d’échanges sociaux.

Il existe en outre un autre type de consommateurs qui respectent le jeûne : les générations plus récentes, ou des personnes converties à l’islam mais sans préférences culino‑culturelles spécifiques, qui après une longue journée de travail font un saut au supermarché pour acheter de quoi manger le soir. Sans oublier qu’il y a aussi de grandes différences au sein même de ce groupe de ‘consommateurs du ramadan’ : les musulmans marocains, turcs ou pakistanais ont en effet tous des plats typiques différents pour cette période de jeûne. Le ramadan est donc une pratique à la fois interculturelle et intraculturelle.

Au sein d’une société où se rencontrent différents flux migratoires, on ne peut considérer le consommateur ‘allochtone’ comme une niche. En effet, des formes hybrides de ce consommateur ‘allochtone’ présentent sans cesse de nouveaux besoins. S’il est intelligent, un spécialiste marketing cherchera à répondre à ces besoins sans pour autant faire l’erreur de se concentrer uniquement sur l’aspect ethnique. Cela peut en effet donner lieu à de belles gaffes comme il y a quelques années, lorsque la KULeuven avait distribué des flyers rédigés en arabe et en turc pour stimuler la diversité au sein de la population estudiantine. Inutile de préciser les raisons de cet échec.

Quand un évènement culturel ou religieux comme le ramadan est utilisé pour placer un produit sur le marché, ce qu’on appelle le ‘grass root marketing’, le but n’est pas de répondre à un besoin de consommation du musulman mais bien de créer un nouveau besoin. Les cadeaux de ramadan, par exemple, sont une tradition relativement récente dans les pays islamiques : par analogie avec les cadeaux de Noël, on essaye de créer un marché en lançant de nouvelles traditions. L’enseigne The Body Shop a parfaitement compris le système : dans ses magasins des grandes villes, elle glisse des vœux de ramadan dans ses vitrines et compose de petits colis cadeaux dans des emballages aux accents ‘orientaux’. La classe moyenne pourrait réagir positivement à cette approche. On ne peut cependant pas en dire autant de la campagne ramadan de la marque Donna Karan : celle-ci est certes susceptible de séduire des consommateurs fortunés au Moyen‑Orient, mais elle fait en même temps l’objet d’une solide campagne de boycott de ses produits en raison de l’implantation de ses sites de production dans les territoires occupés de Palestine.

L’organisation Actiris est quant à elle sur la bonne voie quand elle adapte sa communication à son public‑cible, à savoir les jeunes chercheurs d’emploi à Bruxelles. Pour faire connaître les cours de langue de Brulingua, c’est un jeune comédien bruxellois, Abdel En Vrai, qui fait face à l’objectif. Bruxellois de l’année en 2013, il est suivi par des dizaines de milliers de personnes sur YouTube, Twitter, Instagram et Facebook. La jeunesse bruxelloise provenant de milieux (migratoires) divers le suit en masse et apprécie son message, qu’il délivre sous forme de petites capsules. Actiris a joué la carte du plus grand dénominateur commun : les jeunes des grandes villes avec un profil socioéconomique plus faible qui, en termes de consommation média, optent principalement pour les réseaux sociaux, sans aucune considération d’origine ethnique, de langue ou de religion. Pas d’ethnomarketing donc, mais du simple bon sens.

Les producteurs, distributeurs et autres spécialistes marketing ont dès lors tout intérêt à plus tenir compte de la composition réelle de la société et de son impact sur le marché. Se perdre dans des affirmations théoriques sur le consommateur ‘allochtone’ n’est assurément pas la bonne manière de procéder. Car ce consommateur n’existe pas.