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La société de la flemme

Pourquoi aller boire un verre ou faire la fête alors qu’une application permet de rencontrer son âme sœur depuis son canapé ? Pourquoi faire ses courses alors qu’un livreur peut vous les déposer sur votre paillasson ? Pourquoi goûter au plaisir du cinéma alors qu’une plateforme permet de regarder un film dans son lit ?

La pandémie a-t-elle provoqué le grand confinement ou l’a-t-elle seulement amplifié ? La numérisation totale de nos vies bouleverse notre rapport au travail et nos interactions sociales. Notre vie publique s’est rétrécie quand notre vie privée s’étend.

Plateau- télé : un idéal ?

Un rapport récent de la Fondation Jean Jaurès détaille, chiffres à l’appui, une apathie, voir un ramollissement généralisé, des Français dans la sphère privée et publique. Exemples : 30% des personnes se sentent moins motivées qu’avant le Covid-19 ; le nombre de licences dans des clubs sportifs a baissé de 20% ; et 37% des sondés préfèrent, pour un vendredi soir idéal, un repas devant la télé, contre 15% une sortie entre amis. Les chiffres manquent pour la Belgique, mais il ne serait pas étonnant que nous ressemblions à nos voisins français sur ces points.

Sans nier les délices du chez-soi et les douceurs du foyer, il faut se rendre à l’évidence. Nos écrans, et les réseaux sociaux qui les accompagnent, rétractent nos appétences pour le monde extérieur et provoquent des existences calfeutrées et dolentes. On a la flemme et on préfère chiller (verbe qui intègre d’ailleurs, tant il est répandu, le Petit Robert en 2023).

La flemme : danger pour la santé et les finances publiques

Cette flemme impacte directement notre santé publique. Le développement de notre sédentarité a réduit d’un quart les capacités pulmonaires de nos adolescents. Une étude récente a démontré que les adolescents de 2022 mettraient en moyenne 90 secondes de plus à courir 1.600 mètres qu’en 1990. Pas étonnant dès lors que, invités à donner leur opinion face à un certain nombre de mots, 74% des sondés ont une image positive du « lit », dont 85% des 25-34 ans, et 59% une image positive du « canapé », dont 72% des 25-34 ans.

Et cette flemme impacte également nos finances publiques. Moins d’interactions sociales, combiné à des crises provoquant de l’anxiété, affectent fortement l’état psychologique des individus. Le nombre d’arrêts maladie a fortement augmenté en Belgique, avec un record historique de malades de longue durée en 2022 (500.000 personnes).

Réinterpréter la dimension « sacrificielle » du travail

Notre société numérique et de loisir a remodelé notre rapport au travail, en diminuant sa valeur et sa dimension « sacrificielle », partagée d’antan tant par le monde ouvrier que catholique ou paysan. Et la pandémie a amplifié ce phénomène profond.

Cette tendance à la passivité est paradoxale car, toujours selon l’étude mentionnée plus haut, les moins de 49 ans se considèrent à 56% comme ambitieux. C’est plus que leurs ainés.

Par conséquent, deux exigences s’imposent. Premièrement, les entreprises doivent arriver à donner plus de sens au travail qu’elles proposent. Peu de jeunes auront la flemme d’accompagner des entreprises avec un impact sociétal positif ou actives dans la transition écologique. Deuxièmement, à nous, les jeunes générations, de comprendre l’importance du travail comme vecteur d’émancipation et de réussite. Il s’agit d’un long et lent voyage, souvent frustrant, fréquemment décourageant et rarement instagramable. Il faut lutter contre la flemme et ne pas vénérer les loisirs. Les jeunes générations souhaitent, à juste titre, modifier des pans entiers de notre économie. Cela demandera un travail acharné et des réflexions à long terme. A nous de comprendre que seuls des sacrifices permettront d’aboutir à ces changements désirés.

Cet article est publié sur L'Echo.be le 15/11/2022