Big data, little privacy (De Morgen – 10/01/2014)

Romanie Dendooven est avocate chez Cleary Gottlieb Steen & Hamilton et membre du Groupe du vendredi. Elle écrit cet article en son nom propre.

Après les révélations du dénonciateur Edward Snowden sur l’espionnage de masse, nombreux sont ceux qui se sont replongés dans le roman de George Orwell « 1984 ». Mais, tout comme le spécialiste de la vie privée Daniel J. Solove, de l’Université George Washington, je ne peux m’empêcher de penser aussi au grand classique de Franz Kafka, « Le Procès », dans lequel le personnage principal est traduit devant un tribunal sans avoir la moindre idée de ce qui lui est reproché. « Le Procès » présente une société qui utilise les données des personnes pour prendre des décisions à leur sujet sans que celles-ci n’aient leur mot à dire quant à la manière dont ces informations sont utilisées.

Nous devons nous protéger de ce cauchemar kafkaïen. Pas uniquement vis-à-vis de l’État de surveillance : la collecte commerciale (légitime) de nos données personnelles engendre également la peur si nous en perdons tout contrôle.

Pourtant, le deal paraît équitable : en échange de nos informations, nous recevons des services en ligne qui rendent notre vie plus facile et plus intéressante. Mais une fois que nous avons publié ces données, il est difficile de déterminer exactement ce qu’il en advient. Nous diffusons énormément d’informations : non seulement notre historique de navigation, mais aussi nos J’aime sur les réseaux sociaux (et ceux de nos amis), notre localisation sur le smartphone, le chapitre de l’e-book auquel nous arrêtons notre lecture, le résultat de notre jogging matinal et l’achat impulsif d’une machine à pop-corn. Et d’une balance le mois suivant…

C’est ainsi que des quantités d’informations disparaissent négligemment dans les méandres de la toile. Il s’agit d’une « mine de données » qui contient des informations d’une valeur inestimable pour les marketeurs et les développeurs de produits. Des masses considérables de données agrégées, appelées « Big Data », sont traitées par des algorithmes et fondues dans des profils.

Ce n’est pas un problème en soi. Les connaissances tirées des Big Data améliorent notre expérience d’utilisateur en ligne, nous permettent d’approfondir nos intérêts et conduisent à de nouvelles idées. Elles constituent un stimulant pour l’innovation et le développement d’internet.

Cependant, notre vie privée est compromise si le résultat de l’algorithme est inexact ou trompeur, ou si une conclusion pouvant nous être préjudiciable est obtenue, par exemple concernant notre solvabilité ou notre santé. Une discrimination est engendrée lorsque seules les personnes répondant au bon profil obtiennent un service ou se qualifient pour un emploi. Par ailleurs, notre liberté de choix se trouve limitée si seule la partie d’internet correspondant à notre profil est désormais présentée.

Le problème ne réside donc pas tant dans la collecte et le traitement de grandes masses de données, mais surtout dans la façon dont ces informations sont liées à notre personne. La question est de savoir comment nous pouvons contrôler qui nous piste – souvent, ce sont des sites tiers à qui nos données sont transmises – et ajuster l’image (faussée) de nous-mêmes.

La législation nous donne déjà le droit de consulter, corriger et même supprimer nos données personnelles. Cependant, l’approche est formaliste et antérieure à l’exploitation à grande échelle des Big Data. Et même si une réforme de la réglementation européenne est en cours, la technologie évolue à un rythme tel que le législateur sera toujours à la traîne.Le progrès technologique ne peut pas réduire notre droit à la transparence et au contrôle à une formalité. Réglementation et technologie doivent aller de pair, et des outils pratiques doivent nous permettre de vérifier où se trouvent nos informations et comment celles-ci sont interprétées.

Comme l’idée d’un « Advertising Option Program », par exemple : une icône dans le coin de chaque annonce indique si elle est ciblée ou non. Celui qui clique dessus voit pourquoi il reçoit cette publicité, et peut ajuster immédiatement ce profil afin de ne plus recevoir de telles publicités. Mozilla expérimente « Lightbeam », qui indique quels sites tiers pistent les pages web que vous visitez avec le navigateur Firefox, ainsi que « Do Not Track », une option du navigateur qui signale automatiquement aux sites web que vous refusez le pistage de vos données. Des applications mobiles, comme MyPermissions, indiquent à quelles données ont accès d’autres applications sur votre smartphone ou votre tablette.

Ces nouvelles applications sont prometteuses, mais ne décolleront probablement jamais totalement si elles ne sont pas obligatoirement reprises dans l’infrastructure d’internet. En outre, en l’absence d’une meilleure prise de conscience vis-à-vis de nos données personnelles, elles ne seront qu’un plâtre sur une jambe de bois. Néanmoins, l’existence et la publicité de ce type d’applications pourrait ouvrir notre regard sur l’importance de maitriser la réalité de notre personne virtuelle. La question de savoir si Big brother is watching you devient pratiquement caduque si vous pouvez contrôler les actions de Big Brother… Et vous éviter un mauvais Procès.