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À la recherche du temps perdu à La Louvière

Le Groupe du Vendredi est un groupe de réflexion transfrontalier composé de jeunes belges qui veulent contribuer à enrichir le débat public. Dans cette série estivale, un membre du groupe partage ses impressions d'une ville belge qu'il a visitée à l’invitation d'un autre membre qui y a grandi. Aujourd'hui: La Louvière. Hôte : Alessandro Drappa. Invité: Gilles Suply.

« L’industrie, c’est la raison d’être de La Louvière », me confie Alessandro tandis que nous traversons un paysage bruxellois légèrement vallonné en direction de la ville où il est né et a grandi. Au programme, un fascinant triptyque de l’histoire industrielle de La Louvière : la grandeur d’autrefois, le déclin, et la quête de nouveaux filons économiques.

Nous commençons la journée par une visite au Bois-Du-Luc, une des plus anciennes mines de charbon de Belgique, inscrite au patrimoine mondial par l’UNESCO en 2012. La visite guidée me laisse une forte impression. J’imagine un migrant italien attiré par des prospectus trompeurs promettant le paradis, se tuant à la tâche du matin au soir dans les sombres profondeurs de la terre, muni d’un marteau-piqueur de 20 kg par des températures avoisinant les 50 degrés.

En même temps, ce site incarne aussi une époque où la jeune Belgique avait su se forger une réputation d’État industriel dynamique, alimenté par le charbon extrait dans le Borinage. Les ascenseurs à bateaux historiques que nous visiterons plus tard ce jour-là peuvent être considérés comme des monuments du génie industriel belge de l’époque. Une sorte d’ode à notre puissance innovatrice, me dis-je fièrement dans un élan de chauvinisme peu caractéristique de notre plat pays.

Après le charbon vient l’industrie. Une industrie florissante. Alessandro m’emmène donc à Keramis, un musée dédié à la céramique et construit sur l’ancien site d’une icône de l’industrie louviéroise : Royal Boch. D’anciennes photos de l’usine affichées dans le musée témoignent encore une fois de ce temps où l’industrie formait réellement le cœur battant de La Louvière. Alors que dans une ville ou un village belge lambda l’église constitue l’épicentre traditionnel de la communauté, La Louvière donne l’impression de s’être développée autour de l’usine Boch.

À partir des années 70, l’industrie louviéroise décline lentement mais sûrement. Des milliers d’emplois disparaissent. Les nombreux migrants qui venaient jadis travailler en masse à La Louvière se retrouvent orphelins. Les chiffres ne mentent pas : la ville affiche un taux d'emploi d’à peine 53%.

Tandis que nous passons en voiture devant les anciennes usines Boël, une autre icône industrielle de La Louvière, depuis longtemps dissociée de la famille du même nom, Alessandro résume le défi de la ville : « comment remplacer un écosystème industriel qui emploie des milliers d’individus ? » La ville tente désespérément de reconstruire son tissu économique. La création de l’incubateur La Maison de l'Entreprise en est un bel exemple. L’ensemble du site Boch a par ailleurs été assaini afin d’attirer de nouvelles activités.

Mais pour l’instant, le site semble bien vide. Il semblerait que La Louvière soit en pleine opération de transplantation cardiaque : le cœur industriel brisé a été retiré, mais la véritable greffe se fait toujours attendre. Dans l’intervalle, reste un trou béant en plein centre-ville, comme un perpétuel rappel de la gloire industrielle passée de La Louvière.

Sur le chemin du retour vers Bruxelles, Alessandro et moi bavardons encore peu. Il nous semble irréaliste d’espérer, pour la ville, de remplacer un à un tous les emplois industriels perdus. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas nécessaire.

En Flandre-Occidentale, là où j’ai grandi, une importante pénurie de main-d’œuvre frappe le marché du travail depuis des années. Dans de nombreuses usines, la langue de travail est d’ailleurs le français en raison des nombreux travailleurs frontaliers français qui s’y rendent en masse pour gagner leur vie.

Ce constat me rappelle de doux souvenirs d’enfance : c’est en tant qu’étudiant jobiste à l’usine que j’ai vraiment appris à parler français. Avec de vrais francophones ! Avant ça, mon apprentissage de cette langue se limitait à ânonner des dialogues en français sur les bancs de l’école, marqués par ce fameux « r flamand » beaucoup trop dur.

Pendant ces nombreux étés où je travaillais en tant qu’étudiant, je n’ai jamais rencontré quelqu’un du Hainaut, pourtant une province voisine de la Flandre-Occidentale. N’y a-t-il pas aussi un manque de mobilité de la main-d’œuvre dans notre petit pays ?

Ce soir, je reçois du monde à la maison. Comme le veut la tradition, j’astique mes splendides assiettes Acapulco et mes tasses Keralux signées Royal Boch pour servir le dessert et le café. Comme de nombreux Belges sans doute, j’ignorais totalement qu’à chaque visite d’importance, je ne servais pas seulement de la tarte et du café à mes invités, mais aussi un morceau d’héritage belge unique en son genre. Made in Belgium, designed in Belgium.

Cet article a publié sur L'echo.be le 14/7/2023