Plaidoyer pour un sac à dos supportable (L’Echo - 20/08/2013)

D’ici quelques jours, une grande partie de la population reprendra le chemin de l’école. Les supermarchés et les commerçants se frottent déjà les mains. Les stylos, les classeurs et les sacs à dos aux couleurs de l’émission pour enfants du moment vont se vendre comme des petits pains.

Le mot ‘sac à dos’ revient aussi de plus en plus souvent dans la bouche des décideurs politiques, mais dans un autre sens. Il désigne un principe qui consiste à encourager et à aider le citoyen à faire un relevé systématique des compétences qu’il a acquises, pendant ses études ou non.

Ainsi, les jeunes ont déjà très tôt la possibilité d’introduire dans un programme informatique les compétences extrascolaires qu’ils ont acquises plus tôt dans leur vie. Les services de placement (comme Actiris ou Forem) mettent à la disposition de tous les demandeurs d’emploi un portefeuille électronique dressant la liste de leurs compétences. Les ministres régionaux de l’emploi renforcent encore cette politique, notamment en délivrant des titres de compétence, en stimulant la politique de développement des compétences en entreprise et en situant toutes ces compétences dans un vaste cadre européen de qualification.

L’Europe a récemment souligné l’importance d’une bonne politique de développement des compétences avec son initiative ‘De nouvelles compétences pour de nouveaux emplois’.Tout cela dans l’espoir de réduire l’asymétrie d’information à laquelle se heurte l’employeur (quelles sont les compétences d’un travailleur?) afin qu’il puisse cueillir les meilleurs fruits du marché de l’emploi ou, à tout le moins, utiliser les bons engrais pour les rendre commercialisables. C’est en soi une noble initiative, qui doit donner plus de chances à des fruits exotiques ou un peu plus mûrs, dont on risquerait de passer à côté des qualités, d’être malgré tout appréciés à leur juste valeur. Mais est-ce réellement le cas?

Ne peut-on pas imaginer qu’à vouloir dresser trop rapidement la liste des compétences, des jeunes soient un peu trop tentés à choisir leurs activités de loisirs selon une vision plutôt instrumentale et non pas pour leur caractère intrinsèque? Autrement dit, ne vont-ils pas fréquenter un mouvement de scoutisme ou adhérer à la section jeunesse d’un parti uniquement en raison des compétences que cela pourra leur apporter, comme apprendre à s’exprimer en public ou à participer à une réunion, toutes choses qui auront belle allure sur leur curriculum vitae, et non pour la détente en tant que telle ou la vision du parti en question? L’accent qui est mis sur le relevé des compétences acquises, dans un monde associatif qui n’est d’ailleurs pas toujours aussi accessible que cela, ne va-t-il pas avoir pour effet que ‘la carrière’ commencera trop tôt alors que la ligne d’arrivée s’éloigne, ce qui augmenterait encore le ‘désenchantement’ de notre société?

Et une autre mesure visant à promouvoir le développement des compétences, les titres de compétences délivrés pour différents métiers après réussite d’une épreuve dans un centre agréé, ne risque-t-elle pas d’éloigner encore plus certains travailleurs du marché de l’emploi? Alors qu’auparavant leur CV attestait qu’ils avaient l’expérience d’un métier et qu’ils pouvaient donc l’exercer correctement malgré l’absence de diplôme, ils doivent désormais passer des tests pour démontrer qu’ils en sont réellement capables. L’obtention de ce document n’a-t-il d’ailleurs pas aussi pour conséquence de donner aux gens un label (coûteux) qui risque de les rendre trop chers pour le marché?Les entreprises ne vont-elles pas profiter de la politique de développement des compétences pour se montrer encore plus sélectives? Jusqu’il y a peu, il leur était difficile de refuser l’accès à certains postes à des personnes qui avaient obtenu des résultats dans leur job ou qui possédaient un certain diplôme. Mais aujourd’hui, elles peuvent prétendre qu’il leur manque telle ou telle compétence. La notion de ‘spontané’, par exemple, ne se prête-t-elle pas à une interprétation extrêmement large? Tout cela n’augmente-t-il donc pas la part de subjectivité et d’arbitraire?D’autre part, on peut aussi se demander tout simplement si ce sont bien les bonnes compétences qui sont validées par les employeurs et dans la société. Ainsi, les compétences qui sont considérées comme étant plutôt féminines (comme dans le domaine de l’aide aux personnes) restent financièrement sous-évaluées, tout comme les compétences manuelles. Malgré la mondialisation, le multilinguisme a lui aussi tendance à être sous-évalué dans nos contrées.

Bref, cette politique de développement des compétences ne recèle-t-elle pas plusieurs dangers: que l’on camoufle l’échec de l’enseignement, que l’on ne tienne pas compte de la distance qui sépare certaines catégories sociales du monde associatif, qu’il ne soit pas évident pour les services de placement d’évaluer des personnes, que les promotions en entreprise se fassent encore trop souvent de manière arbitraire et que les compétences féminines, manuelles et transrégionales ne soient pas suffisamment valorisées dans notre société?En soi, personne ne peut être opposé à ce que l’on incite les gens à prendre davantage conscience de ce qu’ils ont dans leur sac à dos, mais celui-ci, dans un tel climat et sur un terrain aussi accidenté, ne risque-t-il pas de devenir un poids trop lourd sur les épaules du citoyen?