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La valeur des valeurs européennes dans le débat sur la migration

Dimanche prochain, les chefs d’État européens se réuniront à Bruxelles pour un énième sommet sur la crise des réfugiés actuelle. Ce sommet est organisé à la demande de la Chancelière allemande Angela Merkel (CDU), qui s’est engagée la semaine dernière dans un bras de fer avec son parti frère bavarois. Le CSU souhaite en effet que l’Europe prenne des mesures plus strictes pour enrayer cette « crise », un terme dont la pertinence reste encore à déterminer. Car pour la plupart des observateurs politiques, la manœuvre de Horst Seehoffer, président du CSU, traduit davantage un désir de démarcation à l’approche des élections régionales d’octobre, que de réelles préoccupations quant à la politique d’asile européenne.

La manœuvre de Seehoffer vient s’ajouter à la longue liste d’incidents provoqués dans le cadre de la problématique des réfugiés par des politiciens atteints de fièvre électorale. Car c’est précisément aujourd’hui, alors que le flux migratoire vers l’Europe s’est tari drastiquement ces dernières années, que la crise des réfugiés envahit à nouveau la scène politique – à un point tel qu’Angela Merkel se voit dans l’obligation de convoquer un sommet européen de dernière minute.

Le ‘buzz’ souvent créé autour du débat sur la migration contraste pourtant fortement avec la réalité, comme l’indique le dernier rapport de l’International Office for Migration. Le nombre de réfugiés et de migrants arrivés en Europe via la Méditerranée au cours des 6 derniers mois a baissé de 51 % par rapport à l’année passée, et de 81 % par rapport à 2016. Si cette tendance se maintient, le nombre de demandes d’asile en Europe reviendra aux normales d’avant la crise d’ici la fin de l’année.

Dès lors, pourquoi donc cette problématique fait-elle l’objet d’un véritable « football panique », au moment même où nous maîtrisons le flux migratoire ? Et pourquoi les décideurs politiques européens ne parviennent-ils pas à convaincre le grand public que le pire de la crise des réfugiés est maintenant derrière nous ? La réponse est intimement liée à l’attention, à la sensibilité accrue accordée à ce thème dans la foulée de la crise des réfugiés, du phénomène des combattants de Syrie, et de la vague d’attentats qui a touché l’Europe de l’Ouest ces dernières années. Le débat sécuritaire et celui sur la migration sont désormais indissociables. L’angoisse d’une partie du public vis-à-vis du flux de migrants actuel est en ce sens compréhensible. Cela dit, nous devons nous méfier tant de la démonisation de l’aile droite (nous sommes envahis, l’identité européenne est menacée) que de la naïveté de l’aile gauche (il n’y a aucun problème).

Différents partis et acteurs politiques refusent toutefois d’admettre que la crise des réfugiés aigüe dont a souffert l’Europe en 2015-2016 vit aujourd’hui ses derniers instants. La réponse laborieuse de l’UE face à l’afflux de centaines de milliers de réfugiés et de demandeurs d’asile a fait le jeu des populistes. À grand renfort de rumeurs alarmistes – l’Europe serait en proie à l’islamisation, nos valeurs et nos normes seraient menacées, notre sécurité sociale menacerait de s’effondrer, nous importerions le terrorisme, et la liste est longue – ils sont parvenus à séduire bon nombre d’électeurs ces dernières années. En Grande-Bretagne, cela s’est même soldé par un divorce avec l’Union européenne. Grâce à une stratégie habile sur les réseaux sociaux où se sont multipliées les images sensationnelles de demandeurs d’asile franchissant la frontière autrichienne avec l’Allemagne, ils ont su tirer parti des craintes du public électoral britannique envers les migrants et signer ainsi la victoire de la campagne Leave.

Dans différents pays européens comme l’Italie, la Pologne, la Hongrie, la Lituanie, l’Autriche et la république tchèque, et même au-delà de l’océan Atlantique, différents partis populistes ont construit leur succès sur la peur des musulmans, des migrants et des réfugiés. Le Brexit et l’élection de Trump ont propagé une onde de choc dans la politique internationale et ont, à l’heure actuelle, de lourdes conséquences : la menace imminente de guerres commerciales, la chute libre des droits de l’homme et des principes démocratiques dans différents pays, la résurrection des régimes autocratiques, et le lent morcellement de l’Union européenne.

Si cette dernière entend survivre à toutes ces ondes de choc, elle doit s’accrocher à ses valeurs et ne pas oublier sa propre histoire. Dans notre hâte d’apporter une réponse à la crise des réfugiés et malgré l’écrasante pression des acteurs populistes, nous devons veiller à ne pas tracer une croix définitive sur nos normes et nos valeurs, mettant ainsi en péril l’avenir de l’Europe.

Le renforcement des frontières extérieures de l’Europe est un pas dans la bonne direction, mais ne peut se faire au détriment de vies humaines. Les dirigeants européens doivent garder la tête froide et travailler à une politique d’asile et de migration humaine et durable. Une politique qui tienne compte des droits des plus faibles et qui ne délègue pas ses responsabilités à d’autres pays. Une politique globale, basée sur le soutien de la croissance économique dans les pays en développement et des relations honnêtes avec le Sud. Quiconque entend mettre un terme à la crise migratoire actuelle doit aussi oser remettre en question certains partenariats avec des autocrates persécutant leur population et cesser la livraison d’armes à des régimes autoritaires. En un mot, il ne faut pas seulement s’attaquer aux conséquences de la crise des réfugiés, mais aussi à ses causes. Et c’est bien pour cela que nous devons oser prôner certaines valeurs.

L’UE s’est construite sur les ruines de la Deuxième Guerre mondiale, un conflit initié par la criminalisation d’une minorité religieuse, responsable de la fuite et de la mort de dizaines de millions d’Européens et qui a failli se solder par l’anéantissement total du vieux continent. C’est justement parce que nous avons payé un si lourd tribut par le passé, que nous ne pouvons plus jamais céder à la tentation de l’angoisse, de l’ignorance et de la haine. C’est justement parce que nous sommes tous les petits enfants d’une génération forcée à fuir par la haine aveugle et la violence de la guerre que nous devons nous montrer solidaires envers les réfugiés. Et c’est justement parce que l’adoption des droits humains universels et la création de la Zone Schengen ont permis le bien-être et la sécurité que nous ne pouvons faire la moindre concession en la matière.

Également paru dans L’Echo du 29 juin 2018.