Le pêché originel de la démocratie européenne

Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’un commentateur n’épingle le fonctionnement démocratique, ou plutôt l’absence de celui-ci, des institutions européennes. Cette controverse n’est pas un phénomène nouveau. Depuis des décennies déjà, l’Europe est critiquée pour son opacité et son absence de responsabilité face à l’électeur. Ce qui rend la chose curieuse, c’est que les mêmes recettes sont sans cesse appliquées à cette problématique malgré l’absence patente de succès.

En 1979, on créait le Parlement Européen dont les membres sont élus au suffrage universel. Au cours des décennies qui ont suivi, l’on n’a eu cesse de renforcer son pouvoir, en le mettant pratiquement sur un pied d’égalité avec le conseil des ministres sur le plan législatif, via la fameuse procédure de codécision. Pourtant, la participation à son élection a connu un déclin sans discontinuité depuis. Les explications à ce sujet pleuvent mais peu nieront que les orientations politiques fondamentales de l’Europe ne sont pas ou peu prises par le Parlement, ni même influencés significativement par le résultat des élections. Cela ne signifie nullement que celui-ci n’a pas gagné en importance et que la perspective d’une représentation directe des citoyens au niveau européen soit à rejeter. Mais, à brève échéance, on ne peut nier l’influence modeste que le résultat des élections a sur la course des décisions politiques majeures du continent. Dans ces conditions, on ne peut pas décemment reprocher à une majorité d’européens de s’y désintéresser.

Fort de ce constat, les fédéralistes européens ont désormais la Commission Européenne en ligne de mire. La panacée serait que le Président de la Commission soit élu ou nommé – on s’y perd – sur base des résultats des élections. Pour ce faire, chaque parti a choisi un candidat pour le poste de Président de la Commission ce qui devrait émuler l’intérêt pour les élections européennes. On ne met néanmoins pas sa crédibilité en jeu en affirmant que cela n’y changera pas grand-chose. Premièrement, c’est révéler un secret de polichinelle que de dire que les chefs d’Etats risquent fort de ne pas tenir compte de ces candidats pour proposer un candidat à la Présidence de la Commission. Ensuite, et plus fondamentalement, parce que ce Président n’aura pas plus l’initiative politique que ces prédécesseurs. En créant ce lien entre la Commission et le Parlement, d’aucuns espèrent que les élections du Parlement Européen deviendront le déterminant de l’orientation politique de l’Europe. En réalité, même si les chefs d’Etats décident de suivre le résultat des élections pour le choix du Président de la Commission, cela n’altéra que peu l’orientation politique du continent.

Contrairement à ce que certains eurosceptiques prétendent, ces échecs passés et futurs ne résultent pas d’une incompatibilité fondamentale entre Europe et démocratie. Simplement, et toute proportion gardée, l’orientation politique fondamentale de l’Europe ne se fait dans aucune des deux institutions précitées. Même à la grande époque de la Commission Européenne sous l’époque Delors, il serait faux de dire que la Commission avait vraiment la main. Comme l’explique Helen Drake dans la biographie qu’elle lui a consacré, avant d’être un réformateur, Jacques Delors s’est surtout avéré un fin diplomate. S’il en a été un artisan remarquable, la décision de ces orientations ne lui sont que partiellement imputables.

Comme l’a expliqué le politologue américain Andrew Moravcsik dans son livre-référence « The Choice for Europe : Social Purpose and State Power from Messina to Maastricht », la construction européenne ne s’explique que par l’intérêt national des Etats qui composent l’Union et le centre de gravité politique de l’Europe sont ces Etats Membres et les organes qui les rassemblent, à savoir le Conseil Européen (les chefs d’Etats) et le conseil des ministres (les ministres compétents en fonction des sujets).

Or, curieusement, il s’agit des seules institutions pour lesquelles aucun changement quant à la nomination ou l’élection ne sont proposées. Soit nos dirigeants souffrent de schizophrénie collective, soit ils pratiquent une hypocrisie cynique.

Les problèmes du fonctionnement des deux conseils sont pourtant bien connus. L’opacité est de mise (quel est le citoyen qui peut se targuer de connaître le vote de ses ministres en Conseil ?), il s’agit d’un pouvoir exécutif (donc, pour la majorité, non directement élu) exerçant un rôle législatif et dont la responsabilité est avant tout national. Publiquement et électoralement, ces politiques n’endossent, ni assument le rôle qu’ils jouent dans le processus législatif européen et, plus largement, dans l’orientation politique donnée au continent (au niveau des chefs d’Etat). Nombre d’experts expliquent, à raison, que ce lien entre le pouvoir exécutif des Etats et le processus décisionnel européen est indispensable de par la nature de l’Europe (un pouvoir législatif étendu basé sur une exécution nationale des décisions prises).

Il n’empêche que le cœur du déficit démocratique européen s’y trouve et ne doit pas être trop cherché ailleurs. Les changements cosmétiques dans la nomination du Président de la Commission sont de la poudre aux yeux des électeurs (qui ne seront d’ailleurs probablement pas dupe à en croire les sondages), tout comme les relatifs accroissements des pouvoirs du Parlement. Cela ne signifie pas que cela soit per se des mauvaises idées. Mais à moins d’un changement total du centre de gravité envers ces deux dernières institutions – ce qui est hautement improbable – les politiques nationaux garderont la main à travers le Conseil Européen et le conseil des ministres sur les grandes orientations politiques de l’Europe. Certaines propositions s’apparentent à des ‘quick-wins’, comme la publication des votes de chaque ministre après les réunions du Conseil, ainsi que l’envoi du détail de leur position à leur parlement nationaux respectifs. Un plus grand contrôle (voir un vote en commission) des parlements nationaux sur la position de leur ministre pourrait également être envisagé. Plus copernicien serait d’envisager de rompre le lien entre les exécutifs nationaux (ministres au gouvernement) et les législateurs européens (les mêmes mais au conseil des ministres européens) en prévoyant que les parlements nationaux envoient leur représentant aux différents conseils des ministres (qui ne s’appellerait plus ainsi du coup) ; ce qui personnaliserait du coup la responsabilité du vote au niveau européen.

Aucune de ces propositions ne représente la panacée. Cependant, chaque politicien un tantinet sincère sur le sujet du déficit démocratique européen devrait arrêter de nous servir des sérénades sur le rôle du Parlement et de la Commission et avancer des vraies propositions pour démocratiser les conseils.