L’Allemagne : d’une grande puissance économique à un vrai leader européen (L’Echo – 29/11/2013)

Joeri Colson travaille au ‘Europees Sociaal Fonds Agentschap Vlaanderen’ et Ferdi De Ville est chargé de cours et chercheur en politique européenne à l’université de Gand. Ils sont tous deux membres du Groupe du Vendredi et écrivent cet article en leur nom personnel.

La femme la plus puissante et également la figure politique la plus puissante d’Europe, Angela Merkel, leader de la CDU et chancelière fédérale allemande, a fait une concession à son nouveau partenaire de gouvernement, le SPD, pour mettre en œuvre très rapidement une réforme importante. L’Allemagne instaurerait en effet un salaire minimum général de 8,50 € l’heure, ce qui pourrait bénéficier à pas moins de 5,6 millions d’Allemands. Actuellement, un travailleur sur huit en Allemagne de l’Ouest travaille pour un salaire plus bas, et même un travailleur sur quatre en ex-Allemagne de l’Est.

Dans de nombreux autres États membres de l’UE on est agréablement surpris par ce compromis issu de la formation de la coalition allemande. Berlin a en effet fâché les autres pays européens en plaidant dans les plans de sauvetage pour des conditions qui ont dû donner à de nombreux débiteurs le sentiment d’être assis à la table des négociations de Versailles il y a 100 ans, mais alors de l’autre côté de la table. Selon bon nombre de leaders d’Europe méridionale mécontents, l’Allemagne était en outre à la base de leurs dettes, en important un minimum de produits méditerranéens et en leur octroyant en même temps du crédit non durable pour pouvoir continuer à consommer allemand.

À notre avis, un des produits les plus dangereux que l’Allemagne ait exporté ces dernières années est l’idée des mini-jobs mal payés ou ‘Hartzjobs’ qui ont été introduits en Allemagne au milieu des années 2000. Tandis que presque toute l’Europe souffrait et souffre toujours de la crise économique, l’économie allemande continuait à bien prester sur papier. La tentation était donc grande de présenter les salaires inférieurs et la protection limitée offerte par les mini-jobs comme des solutions de baguette magique.

Le vernis a mis peu de temps à commencer à se craqueler. Des journalistes d’investigation allemands passionnés et de renommée internationale comme Gunther Wallraff ont montré l’envers du décor : on voyait des gens jongler avec plusieurs jobs pour nouer les deux bouts (1 sur 4 a un salaire inférieur au seuil de pauvreté national), de sorte qu’ils souffrent de manques dans beaucoup d’autres domaines de la vie. Dans ‘Scarcity’, un livre de Mullainathan et Shafir paru récemment, ce fait de toujours courir après les événements de la vie et de devoir continuellement garder la tête au-dessus de l’eau a été qualifié d’excès et de cause les plus graves de la pauvreté.

De nombreux pays européens réalisaient également de plus en plus que certains secteurs dans leur pays étaient balayés par la concurrence des bas salaires allemands. Pensons au secteur de la viande, où des travailleurs travaillent parfois à trois euros de l’heure en Allemagne. Plus tôt cette année, la Belgique a porté plainte – avec succès – contre cette situation, de sorte que, dans ce secteur-là déjà, un salaire minimum a été instauré en Allemagne. Un salaire minimum général rendrait donc non seulement la vie plus supportable à une grande partie des citoyens allemands, mais mettrait aussi un frein à une race to the bottom européenne au détriment des travailleurs les plus vulnérables.

Ce moment où l’Allemagne rejoint en dernier grand pays européen le camp des partisans du salaire minimum doit à notre avis être saisi pour oser voir un peu plus loin. Premièrement, toute cette discussion devrait nous faire réaliser que de telles normes minimum doivent en fin de compte être établies au niveau de l’UE, par exemple à 60 % du revenu médian (qui n’est pas par hasard la définition européenne du seuil de pauvreté), comme le propose notamment l’institution européenne Eurofound. Outre le salaire minimum, nous pouvons aussi réfléchir sur le plan européen dans la politique sociale et du travail à des minima pour les allocations de chômage, et également à des accords sur des normes fiscales minimales, question d’éviter que les économies européennes se concurrencent en déconstruisant les conditions et la protection du travail.

Une deuxième leçon intéressante provenant d’Allemagne est que le travail décent implique plus qu’un salaire minimum, et porte également sur le temps de travail, la participation, la formation, etc. Les secteurs d’exportation allemands les plus forts y attachent en effet beaucoup d’importance. Si l’Allemagne arrive à modeler le reste de son marché du travail sur celui de secteurs à succès comme l’industrie automobile ou la construction de machines, et si elle montre ainsi qu’un modèle de croissance est plus durable s’il est fondé sur des emplois bien payés, durables et décents et non sur du crédit ou des excédents commerciaux, elle montrera vraiment le chemin à l’Europe.