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La social-démocratie en voie de déconsolidation et la faillite des corps intermédiaires

Paul Dermine est doctorant en droit de l’Union européenne à l’Université de Maastricht et membre du Groupe du Vendredi. Egalement paru dans L’Echo du 6 avril 2018.

En Europe, les luttes sociales et politiques du XIXème siècle ont fait émerger un modèle d’organisation sociétale - la ‘social-démocratie’ - fortement marqué par la logique de la représentation. L’action politique et socio-économique y est rendue possible par les corps intermédiaires, partis et syndicats (de travailleurs et d’employeurs), dont la négociation et la compétition produit les choix censés refléter les préférences et revendications des individus. Ces corps sont aussi parfois directement associés à l’action publique, et fournissent des services à la population. Ce système socio-politique structuré sur l’intermédiation fut d’un succès sans nom. Il a contribué à produire plus de paix sociale et politique et de prospérité économique que nos sociétés européennes n’en avaient jamais connu auparavant. Il s’est progressivement consolidé pour devenir ‘the only game in town’, et s’est parallèlement exporté aux quatre coins du globe. Tout portait à croire qu’on s’orientait vers une certaine ‘fin de l’histoire’, sans retour en arrière possible.

L’actualité des dernières années pourrait pourtant suggérer l’inverse. Dans une série d’essais remarqués, Yascha Mounk, brillant politologue d’Harvard, fait le constat alarmant d’une très large érosion du soutien à la social-démocratie dans nos sociétés occidentales, surtout parmi les plus jeunes générations, et nous met en garde contre les risques d’une possible déconsolidation de nos social-démocraties. Force est de constater que les dernières tendances politiques et sociales sur le continent pourraient bien lui donner raison. Le phénomène est évidemment complexe et ses causes sont multiples. L’une des principales explications est toutefois à trouver au niveau des corps intermédiaires, et à la crise que ces derniers traversent actuellement. Partis traditionnels et syndicats semblent être sur la voie de l’obsolescence, et peinent aujourd’hui à jouer le rôle structurant qui doit normalement être le leur. A gauche comme à droite, les partis traditionnels sont en chute libre sur le continent. De plus en plus les citoyens s’en détournent, au profit de mouvements et de personnalités populistes, qui rejettent le principe même de la médiation politique, et entendent établir un lien direct avec le Peuple, qu’ils représenteraient bien entendu dans son ensemble. De la même manière, l’adhésion aux organisations syndicales est en forte baisse depuis plusieurs décennies, et ces dernières peinent à mobiliser et à peser dans les débats sociaux pourtant cruciaux auxquels nos sociétés sont actuellement confrontées. Cette désuétude tient à plusieurs raisons connexes.

La première concerne les cadres normatifs à travers lesquels partis et syndicats appréhendent la réalité et tentent de l’influencer. Dans une certaine mesure, les grilles de lecture dont ils ont hérité sont aujourd’hui dépassées, et donc inadéquates pour penser et traiter les problèmes sociaux et politiques du monde actuel. Peut-on encore vraiment analyser le monde du travail et les rapports socio-économiques en termes de lutte des classes ? La dialectique fondatrice de notre temps n’est-elle pas ailleurs, notamment autour de la question des bienfaits du libre-échange et de l’ouverture des frontières ? De la même manière, le vivre-ensemble dans nos sociétés multiculturelles et profondément métissées peut-il s’entrevoir à la lumière d’une conception romaine de la citoyenneté, ou d’une appréhension orthodoxe de la laïcité ?

La seconde tient au phénomène conjoint de globalisation et d’intégration européenne, qui au cours des dernières décennies a contribué à internationaliser la plupart des grands défis auxquels nos sociétés sont aujourd’hui confrontées (dumping fiscal et social, migration et intégration, utilisation de la dépense publique, lutte contre le réchauffement climatique, …). Pourtant nos corps intermédiaires demeurent profondément ancrés dans l’arène nationale, et peinent à supra-nationaliser leur action. Malgré de multiples tentatives, l’avènement de partis politiques européens reste encore à réaliser. De la même manière, nos syndicats ne parviennent pas à offrir une résistance coordonnée aux manœuvres des multinationales, et réagissent le plus souvent en ordre dispersé. Un décalage fondamental s’est ainsi installé entre la nature des problématiques que syndicats et partis entendent traiter, et leur réelle capacité d’action. Si vous jouez avec un coup de retard, vous en êtes forcément réduit à panser les plaies, et à gérer les symptômes sans pouvoir traiter les causes.

Finalement, nos corps intermédiaires ne semblent pas encore avoir pleinement saisi la nécessité de repenser leur composition et les modalités de leur action à l’heure de la révolution numérique et digitale. L’adhésion partisane et la mobilisation politique et citoyenne ne peuvent plus être organisées selon un canevas hérité du XIXème siècle. De la même manière, alors que des formes inédites de travail et de subordination émergent dans la gig economy, que la distinction classique entre employeur et travailleur tend à s’estomper, et que de nouveaux clivages et de nouvelles formes de précarité se font jour, les syndicats se doivent d’élargir leur base à ces nouvelles catégories d’outsiders, qui demeurent actuellement sans voix dans le débat public. La stratégie syndicale, et ses méthodes traditionnelles de contestation (à commencer par la grève), gagneraient également à être affinées et actualisées.

Syndicats et partis politiques sont parmi les piliers fondateurs de la social-démocratie européenne. Leur vitalité conditionne la stabilité d’ensemble de l’édifice. Aujourd’hui, nos corps intermédiaires semblent à bout de souffle, sur la voie de l’obsolescence. Ils n’y sont toutefois pas condamnés. S’ils trouvent la force de se réinventer, en renouvelant leur arsenal conceptuel, en dépassant le cadre national et en actualisant leur composition et leurs modalités d’action, ils peuvent redevenir des porte-voix crédibles des aspirations citoyennes et socio-économiques des individus dans nos sociétés post-modernes.