Investir dans notre souveraineté technologique doit être une priorité nationale
Une tribune de Charles-Antoine Battaille et Joachim Mertens, dans le cadre de la série d’été du Groupe du Vendredi, dédiée à la résilience.
Les guerres militaires en Ukraine et à Gaza, et commerciales sous l’impulsion de Donald Trump, bouleversent l’ordre mondial - et placent la Belgique face à ses vulnérabilités. Tandis que l’OTAN appelle à renforcer les dépenses militaires et de sécurité, un autre front reste largement ignoré : celui de notre souveraineté numérique. Nos données critiques - santé, justice, infrastructures - sont massivement hébergées sur des plateformes contrôlées par des entreprises soumises au droit américain. Dans un monde fragmenté, cette dépendance constitue un risque stratégique majeur.
Nos données critiques font les affaires des Etats-Unis
Aujourd’hui, Google, Microsoft et Amazon dominent l’économie du cloud en Europe. À eux seuls, ils détiennent environ 65 % de parts de marché sur le continent. En Belgique, Google a investi plus de 5 milliards d’euros depuis 2007 dans des centres de données et des infrastructures réseau. Ces investissements ont soutenu l’économie wallonne, mais ils renforcent notre dépendance à des acteurs étrangers.
La concentration du marché pose un problème fondamental : les données hébergées sur des serveurs américains, même situés en Europe, sont soumises au US CLOUD Act. Ce texte adopté en 2018 autorise les autorités américaines à accéder à n’importe quelle donnée stockée par une entreprise américaine, quel que soit l’endroit où elle se trouve. Cela mine le RGPD, socle du droit à la vie privée numérique en Europe, et expose potentiellement des informations sensibles - institutionnelles, économiques ou personnelles - à des puissances étrangères.
L’Europe se réveille, timidement
Face à ce constat, des alternatives émergent. En juin 2025, la start-up française Mistral AI a annoncé un partenariat stratégique avec Nvidia pour bâtir un cloud souverain, capable de traiter et de protéger les données sous contrôle européen. La Belgique a de son côté lancé eduCloud, un cloud souverain dédié à la recherche. La France a elle déployé son cloud de confiance pour héberger les données les plus sensibles de l’État.
Les géants américains ne restent pas inactifs : Microsoft construit actuellement un nouveau centre de données en Belgique, et Google communique sur des protections renforcées. Mais ces efforts n’effacent pas le risque d’un “kill switch” - autrement dit, la capacité d’un état tiers à nous couper l’accès à nos propres données. Trop d’administrations et d’entreprises sont captives de leurs services. Pouvez-vous citer une seule entreprise qui n’utilise ni la suite Microsoft, ni Google Workspace ?
Trois actions pour un Belgique numérique souveraine
Tout d’abord, il faut commencer par le plus évident : protéger nos données critiques (santé, défense, justice, élections) en les hébergeant sur des plateformes souveraines, hors de portée du droit extraterritorial. Le Schleswig-Holstein, en Allemagne, en donne l’exemple : son gouvernement a ordonné à ses administrations d’abandonner Microsoft 365 au profit de solutions open source hébergées localement.
Ensuite, la Belgique doit défendre un cadre européen ambitieux de certification des infrastructures numériques souveraines. Certains États hésitent par crainte d’irriter leur allié américain. La Belgique, forte de sa diplomatie européenne, doit au contraire jouer un rôle moteur.
Enfin, soyons réalistes : l’autonomie stratégique ne signifie pas l’autarcie. Nous avons besoin de choix. Il ne s’agit pas de bannir les clouds américains, mais d’obliger nos grandes organisations à adopter une stratégie multi-cloud souveraine, combinant solutions européennes et internationales pour garantir la continuité d’accès, la compétitivité, et la montée en puissance des acteurs locaux.
La souveraineté numérique n’est pas un luxe
Nous ne confierions pas la gestion de notre eau ou de notre électricité à des puissances étrangères - pourquoi en irait-il autrement pour nos données ? Dans un monde fracturé, exposé à des chocs géopolitiques majeurs, la résilience passe aussi par notre capacité à protéger nos infrastructures critiques.
Investir dans un cloud souverain, garantir des alternatives viables aux solutions américaines, imposer des standards européens robustes : ces choix ne sont pas idéologiques, ils sont stratégiques. Construire une Belgique numérique résiliente, c’est assurer que nos données restent accessibles, sécurisées - et à l’abri des volontés de gouvernements que nous n’avons pas élus.