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Erdogan à la conquête de la diaspora – Nos souverainetés à l’épreuve de la liberté

Paul Dermine est avocat au Barreau de Bruxelles, doctorant en droit de l’Union européenne à l’Université de Maastricht et membre du Groupe du vendredi. Cet article est également pary dans L’Echo du vendredi 21 avri 2017.

De manière assez inattendue, l’Europe s’est récemment muée en l’un des principaux champs de bataille de la guerre que se sont livrée les pro- et les anti-Erdogan autour du projet de nouvelle constitution, que le peuple turc a finalement approuvé d’une courte majorité dimanche dernier. Les troupes du nouveau sultan ont tenté d’occuper physiquement le terrain pour rallier la diaspora à leur cause, mais c’était sans compter la résistance officielle qu’ils ont rencontrée en Allemagne, aux Pays-Bas, ou encore en Belgique. Les interdictions de meetings électoraux et autres refus d’accès au territoire opposés à des membres du gouvernement AKP ont suscité une crise diplomatique nauséabonde entre la Turquie et l’Europe. Ils n’ont nullement refroidi les ardeurs de la communauté turque de Belgique, qui a massivement plébiscité Erdogan et sa vision d’une nouvelle Turquie. La tension est aujourd’hui palpable. Dans nos rues, mais aussi au sein de notre classe politique.

Ces événements, sans doute inédits sur notre continent, posent la question de la pertinence de la bi-nationalité (et par extension, de l’octroi de la résidence permanente), et la désirabilité de sa généralisation aux principales diasporas présentes sur nos territoires. Depuis quelques semaines, il s’est ainsi trouvé de nombreux responsables politiques pour appeler à son abandon, et au retour du ‘modèle de l’option’ qui a longtemps prévalu. Ce fut le cas en Allemagne et aux Pays-Bas durant la campagne. C’est depuis lundi un débat qui a également cours chez nous, plusieurs politiques, notamment issus de la N-VA et du CD&V, ayant estimé que le soutien massif (à près de 75% !) des Turcs de Belgique à la dérive autoritaire d’Erdogan incarnait la faillite de notre modèle d’intégration, et devait nécessairement entraîner l’arrêt de notre politique de bi-nationalité.

Le malaise que suscite la situation est compréhensible. La solution avancée n’en demeure pas moins simpliste et dangereuse. Trop assimilationniste, elle fera pire que mieux, en retardant l’intégration sociale et politique, et en accroissant la polarisation entre les communautés présentes sur notre territoire, et au sein même de celles-ci. La bi-nationalité (combinée à la résidence permanente) est un acquis à préserver à l’heure de la globalisation, de la mobilité et des identités (et des loyautés) multiples. De plus, l’idée-même que nos autorités cherchent à encadrer et éventuellement sanctionner (et donc à influencer) le vote des bi-nationaux est, d’un point de vue démocratique, simplement insupportable. Par contre, il nous semble que nos Etats européens peuvent et doivent se montrer plus assertifs et ambitieux dans la défense et la promotion des valeurs fondatrices de nos ordres sociaux et constitutionnels que sont notamment le pluralisme, l’égalité et l’Etat de droit.

Dans le domaine strictement électoral, cela passe par un encadrement rigoureux des activités de campagne que des acteurs politiques étrangers entendent déployer sur nos territoires à l’endroit de leur diaspora. Si l’idée de liberté doit par principe primer, et nos Etats européens garantir la continuation de l’exercice par les bi-nationaux et les résidents permanents de leur droit de vote au sein de leur communauté nationale d’origine (notamment en assurant un accès sans entraves aux contenus électoraux, éventuellement délivrés par des responsables politiques en campagne auprès de la diaspora), d’importants tempéraments dictés par l’impératif de souveraineté doivent demeurer possibles. On songe bien sûr à la préservation de l’ordre et de la sécurité publics : qu’un Etat ne juge pas désirable d’importer en son sein des troubles électoraux qui sévissent ailleurs semble relever du bon sens. De manière plus fondamentale, il est encore plus légitime qu’un Etat refuse que soient diffusés et exaltés, par la bouche de dignitaires politiques étrangers, des idées et des projets politiques qui contreviennent, de manière flagrante, aux principes essentiels qui fondent son ordre social et constitutionnel. La préservation et la réaffirmation de l’unité politique de la communauté nationale nous semble être à ce prix. A la lumière de cet impératif, la décision de plusieurs Etats européens de maintenir à bonne distance les sbires envoyés par Erdogan pour vendre à la diaspora d’Europe le nouveau projet de constitution turque, et les multiples attaques qu’il attente, entre autres, à la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit et au pluralisme religieux, médiatique et citoyen, nous semble avoir été franchement salvatrice.

De manière plus générale, la situation doit pousser nos Etats à se montrer plus ambitieux et proactif sur le plan de la diffusion et de la promotion des valeurs et principes qui fondent l’ordre social et constitutionnel européen. Le renforcement de la place de l’éducation civique dans nos programmes scolaires, la mise en place d’un service civil pour la jeunesse, la restructuration du parcours d’intégration citoyenne des primo-arrivants constituent autant d’initiatives qui vont dans ce sens.

La diversité des origines est un bienfait et un atout pour nos sociétés européennes. Sa bonne intégration au sein du corps social implique de nos Etats une politique active de reconnaissance et de gestion des différences. Cette politique suppose avant tout de créer les conditions de l’épanouissement culturel, religieux, mais aussi politique des diasporas qui nous rejoignent. Mais elle implique aussi le tracé de certaines lignes rouges, et la promotion active d’une certaine conception du vivre-ensemble. La préservation de l’unité de la communauté nationale, et l’inclusion de tous en son sein, sont à ce prix.