Ces voitures qui font mal à la société

Cela n’échappe à personne, la congestion automobile est un fléau dans notre pays et tout particulièrement dans les grandes agglomérations : selon le Traffic Scorecard publié par la société américaine Inrix, la Belgique figurait ainsi l’année dernière, encore et toujours, en tête des pays les plus congestionnés au monde. En outre, Bruxelles et Anvers apparaissaient dans le top six des villes les plus embouteillées, loin devant les mégalopoles que sont New-York, Paris ou Londres.

Il va sans dire que les encombrements routiers et la pollution atmosphérique qui l’accompagne nuisent sensiblement au bien-être de la population : la congestion coûte cher, en deniers et en temps, tandis que la pollution de l’air constitue, comme l’a récemment rappelé l’OMS, le principal risque environnemental pour la santé dans le monde. L’engorgement automobile est toutefois loin d’être une fatalité et une panoplie de mesures existe pour enrayer le phénomène.

Parmi ces dernières, figure en bonne place la réduction des subventions à l’utilisation de la voiture, dont le régime des voitures de société constitue chez nous un élément de poids. Bien qu’ajusté à la marge en 2012, ce dernier est resté particulièrement favorable au regard des avantages offerts dans d’autres pays. Résultat : les voitures de société s’affichent au nombre de 800.000 dans le Royaume ; elles représentent près de 15% du parc automobile du pays et pas moins de 35% du parc bruxellois.

Dans son dernier rapport sur la Belgique publié la semaine dernière1, l’OCDE vient justement d’épingler une nouvelle fois le traitement fiscal généreux des véhicules de société en Belgique, dont il avait ni plus ni moins recommandé la suppression en 2013. Tout citoyen soucieux d’une société meilleure ne peut que se rallier à cette recommandation progressiste.

Le problème fondamental du régime des voitures de société réside dans le fait qu’il fournit les incitants à une utilisation plus intensive de l’automobile et va totalement à l’encontre du principe du pollueur-payeur qui figure pourtant parmi les principes fondamentaux de l’Union européenne. De facto, la voiture de société et la carte essence illimitée qui l’accompagne permettent en effet à un employé d’utiliser un véhicule mis à sa disposition sans se soucier des implications financières. Pour les heureux bénéficiaires d’une voiture de société, se rendre au travail ou partir en week-end à la mer en voiture - seul un tiers des déplacements effectués avec une voiture de société sont de nature professionnelle - ne coûte pas un cent au kilomètre.

À la marge, le régime déresponsabilisant des voitures de société peut donner lieu à des comportements qui posent question : imaginez par exemple le cas d’une personne qui utilise la voiture de société de son conjoint pour aller travailler, en se faisant rembourser ses « frais de déplacement » par son propre employeur ; ou encore celui d’un chauffeur Uber qui utiliserait une voiture de société pour arrondir ses fins de mois. Ces situations extrêmes mais bel et bien plausibles, dans lesquelles un avantage financier vient renforcer l’incitation à l’utilisation d’un véhicule de société, font partie des aberrations que permet le système actuel.

Au-delà d’être une forme de rémunération polluante et génératrice de bouchons, les voitures de société coûtent cher à l’État : le subside fiscal s’élèverait à entre 2 et 4.1 milliards d’euros par an. Le coût total pour la société, tenant compte de l’avantage fiscal et des externalités négatives tels que les embouteillages, la pollution, les accidents et les soins de santé qui en découlent est pour sa part particulièrement difficile à appréhender. Si l’on en croit les calculs de l’OCDE pour l’ensemble de ses pays membres, le coût social et environnemental des voitures de société serait plus de quatre fois supérieur au montant du subside fiscal.

On ne peut en vouloir aux bénéficiaires, qui ne font que répondre aux incitants qui leurs sont offerts : il est parfaitement rationnel, d’un point de vue individuel, de privilégier la voiture lorsqu’elle ne coûte rien à l’usage. Il est toutefois de la responsabilité des dirigeants de corriger le tir et de mettre en place les bons incitants : ceux qui font supporter aux usagers d’un véhicule une charge financière proportionnée aux externalités négatives subies par la société.

Si le niveau élevé du coût salarial dans notre pays est un vrai sujet qui nécessite de repenser la fiscalité dans son ensemble, le salaire « auto » qui s’accompagne d’un coût sociétal important n’a aucun sens. Plus que jamais, à l’heure où le tout à la voiture est révolu, il y a lieu de tourner la page d’un régime qui s’apparente à un emplâtre empoisonné sur une jambe de bois. Comme l’a très bien dit le politologue Dave Sinardet il y a quelques mois : « la voiture de société roule à contresens ». Ses défenseurs sont des conducteurs fantômes.