Les dernières semaines de notre triste actualité ont fait réapparaitre un climat anxiogène au plat pays. De l’attaque sordide à Liège au drame survenu à la petite Mawda, la solidité de nos institutions est à nouveau testée. Les réactions à chaud tentent à vouloir rapidement pointer des responsabilités, qu’elles soient policières ou ministérielles.

Dans le cas de Mawda, il est permis de s’interroger sur les justifications des forces de l’ordre ouvrant le feu sur une camionnette ne présentant apparemment ni danger pour celles-ci, ni pour autrui. A l’évidence, aucun système démocratique ne peut jamais garantir qu’aucune bavure policière ne survienne. Néanmoins, les réactions politiques à ce drame traduisent une évolution inquiétante de l’acceptation du rôle de nos institutions. L’opposition a logiquement dénoncée le cynisme des justifications pour l’utilisation de la force par la police. Mais une lecture moins particulière de ce drame doit porter sur le pouvoir grandissant et trop peu contrebalancé des organes exécutifs dans ce pays.

Nous associons souvent notre vision de sociétés modernes et démocratiques au fait que nous tenons périodiquement des élections libres. Mais la base de nos sociétés repose tout autant dans le concept d’Etat de droit, visant à la séparation et l’équilibre des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.

A l’instar d’autres monarchies, la Belgique a vu progressivement s’entrecroiser les branches législatives et exécutives. Mais en Belgique, plus qu’ailleurs, cette évolution a transformé nos Parlements en pastiches de contre-pouvoir. Depuis des décennies, l’immense majorité des lois votées ont pour origine des propositions de loi du gouvernement et non des projets de loi parlementaires. En d’autres mots, notre corpus législatif vient pour l’essentiel d’un travail du gouvernement, des cabinets ministériels et de l’administration. Ceci n’est évidemment pas anodin car cela signifie que nos lois sont inévitablement construites avec le souci de répondre aux besoins de l’exécutif et des administrations dans la poursuite de ses objectifs. On justifie généralement cela par le pragmatisme et l’efficacité. Sauf que s’il est sain de souhaiter nos administrations efficaces, il est une autre chose de construire notre cadre légal sur ce que nos administrations considèrent nécessaires.

Le Ministre des Finances s’aperçoit qu’il doit payer trop d’intérêts aux contribuables injustement taxés ? Aucun problème, diminuons le taux d’intérêt (plutôt que de rendre notre administration plus juste…). Le Ministre des Affaires Sociales se dit que les chômeurs isolés habitent peut-être en colocation ? Aucun problème, permettons aux agents de l’ONEM de faire des contrôles de domicile (comme si essayer d’économiser sur le coût du logement était un crime…). Pour le surplus, amenons même ces changements de loi dans des packages de propositions de lois globales. On diminue ainsi le risque d’en débattre.

La colonisation de notre pouvoir législatif n’est malheureusement pas nouvelle. Mais les dernières années ont vu en parallèle un affaiblissement inquiétant de notre pouvoir judiciaire. Outre son rôle d’arbitrage entre personnes, le pouvoir judiciaire contrôle également le pouvoir exécutif dans son application de la loi, en permettant au citoyen de se tourner vers la justice lorsqu’il considère que l’administration ne lui rend pas justice.

L’affaiblissement de ce pouvoir judiciaire se fait de deux manières particulièrement insidieuses.

Premièrement en le privant tout simplement de moyens. En Belgique, le fonctionnement de nos tribunaux représente un coût d’à peine un milliard par an, soit moins de 0,5% des dépenses publiques. Par habitant, nous dépensons 15% de moins dans nos tribunaux qu’au Pays-Bas et 50% de moins qu’en Allemagne, des Etats pourtant peu connus pour leur caractère dispendieux. Depuis dix ans, le budget alloué au fonctionnement des tribunaux a diminué de 3% en termes réels. Cela se traduit inévitablement dans des délais sans cesse plus longs. Un contribuable taxé sur base infondée a-t’il la capacité d’attendre des années avant d’obtenir un jugement ? Que dire d’un chômeur injustement sanctionné ?

Deuxièmement, cette lenteur provoquée de la justice sert alors d’excuses au pouvoir exécutif pour contourner tout simplement le contrôle du pouvoir judiciaire par le biais du droit administratif. Comme son nom l’indique, le droit administratif repose sur l’administration en ce sens que cette dernière se fait donc justice elle-même, par l’intermédiaire d’amendes administratives. Son domaine d’application s’étend toujours plus, des incivilités en rue aux respects de normes de toute nature.

Notre obsession constante sur le jeu des élections et les combats politiques qui les accompagnent nous font oublier que le premier pilier d’une société juste est l’équilibre des pouvoirs. « Il est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (...) Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » écrivait Montesquieu dans l’Esprit des lois. La modernité tient parfois dans le retour à nos classiques.

Egalement paru dans L’Echo du 1e juin 2018.