Bruxelles, ville riche mais sous-développée (L’Echo - 20/09/2013)

Naïm Cordemans est économiste, assistant à l’ULB et membre du Groupe du Vendredi. Il écrit en son nom.

Peu l’ignorent, Bruxelles a le privilège d’être officiellement la capitale de la Belgique, des communautés française et flamande et d’accueillir sur son sol le siège des principales institutions européennes. Ce que peu savent, en revanche, c’est qu’elle est également, selon le fournisseur international d’information sur le trafic INRIX, la capitale mondiale des embouteillages! L’ardoise de ce regrettable podium se monte d’après BECI, la chambre de commerce bruxelloise, a quelque 511 millions d’euros par an. Un chiffre impressionnant, qui tient compte notamment du temps perdu, des accidents ou de la pollution de l’air, mais qui omet par exemple l’impact négatif de la congestion automobile sur l’image et l’attractivité de la ville, de même que, plus important encore, sur le bien-être de ses citoyens et visiteurs.

L’erreur la plus grave serait de tenter de résoudre le problème par de nouveaux aménagements en faveur des voitures. Il s’agit là d’une vision de court terme qui ne ferait in fine qu’accroître le trafic. Comme l’a dit Enrique Peñalosa, urbaniste et ancien maire de Bogotá, ce serait comme « résoudre un problème de surpoids en desserrant sa ceinture ». La solution réside de toute évidence dans une politique qui vise à décourager structurellement l’usage des véhicules individuels à moteur et à offrir des alternatives de choix à ces derniers. Parmi celles-ci, des transports en commun de première classe : sûrs, fiables, rapides, confortables, d’un prix acceptable et offrant de bonnes fréquences. Mais également des pistes cyclables et des zones piétonnes dignes de ce nom. Ces dernières, au-delà de faciliter les déplacements des usagers les plus faibles, contribuent à créer des espaces communs de qualité, qui favorisent la convivialité et le sentiment d’appartenance de la population. La ville a été construite pour les personnes et non pour les voitures. Si ces dernières ont été chouchoutées pendant trop longtemps, il est essentiel aujourd’hui que la cité soit redessinée au bénéfice des gens et non des machines.

Il serait injuste de ne pas reconnaître un certain nombre d’avancées au cours des dernières années. L’on peut citer en particulier la prolongation du tram 94, le « nouveau » métro, la piste cyclable rue de la Loi, le réseau Villo ou encore les quelques rues commerçantes devenues piétonnes autour de la Grand-Place. L’on peut toutefois regretter, par exemple, que les voitures circulent toujours devant le Manneken Pis, les Halles Saint-Géry ou place de la Vieille Halle aux blés. Qu’il n’y ait toujours pas de réelles pistes cyclables le long des avenues Louise et Franklin Roosevelt. Qu’il ne soit pas davantage fait usage du réseau SNCB existant dans la ville ou que le RER prenne tellement de retard. Qu’il n’est pas sérieusement envisagé de relier l’ULB et Flagey au métro ou enfin, d’organiser une journée sans voiture le troisième dimanche de chaque mois.

Le premier plan de mobilité de la Région bruxelloise, Iris 1, adopté en 1998 et qui visait notamment une réduction de la charge de trafic de 20% pour 2010, s’est révélé être un cuisant échec. Et le nouveau plan, Iris 2, adopté en 2010 et qui prévoit une réduction de 20% de la circulation automobile d’ici à 2018 par rapport à 2001, risque bien de manquer ses objectifs. Si les ambitions sont largement présentes à la Région, la mise en œuvre fait trop cruellement défaut. La réalité veut que chaque année les embouteillages croissent de 5% dans notre capitale et que la vitesse commerciale des transports publics ne cesse de diminuer. Cette situation aberrante, avec toutes les nuisances économiques, environnementales et sociales qui l’accompagnent, nécessite que l’amélioration de la mobilité et la création de nouveaux espaces publics de qualité à Bruxelles deviennent une priorité absolue, dans les textes et dans les faits.

Cela requiert tout d’abord chez les citoyens une évolution rapide des mentalités. Tout un chacun se doit de considérer les externalités négatives qui sont attachées à ses décisions et modes de déplacements. Pour ne prendre qu’un cas extrême, est-il raisonnable de circuler quotidiennement en ville seul à bord d’un gros 4×4? Au niveau politique, ensuite, il y a lieu d’insuffler un éveil citoyen, de convaincre, d’informer et de rassurer par rapport au changement, en réduisant notamment les effets secondaires qui peuvent temporairement l’accompagner. Il s’agit de faire preuve d’audace et non de résistance, en songeant aux futures générations davantage qu’aux prochaines élections. Tous les échelons sont concernés et se doivent de coopérer. Si la Région bruxelloise et ses communes sont en première ligne, les autres régions et le fédéral ne sont pas en reste. Les déficiences en termes de mobilité touchent le pays dans son ensemble. Bruxelles est intiment liée aux Brabants tandis qu’Anvers est la deuxième ville au monde la plus touchée par les bouchons. Le fléau de la congestion automobile nécessite notamment aussi des adaptations en matière de fiscalité, comme le recommande l’OCDE depuis plusieurs années déjà.

Enrique Peñalosa a un jour déclaré qu’ « une ville développée n’est pas une ville où les pauvres circulent en voiture, mais une ville où les riches font usage des transports en commun ». Bruxelles est une ville riche, elle est même la troisième région la plus riche d’Europe selon Eurostat, ce qui bien sûr est lié aux 400.000 navetteurs qui viennent y travailler chaque jour. Il est aujourd’hui urgent qu’on la développe. À tout un chacun d’y contribuer, pour le plus grand bénéfice de tous.