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Des black box pour les médecins ?

Naïm Cordemans, économiste et membre du Groupe du Vendredi. Egalement paru dans L’Echo du 8 septembre 2017.

« Si vous souhaitez que je vous accouche personnellement, je vous demande d’apporter 1.000 euros dans une enveloppe ». Cette petite phrase glaçante proncée en fin de consultation dans un grand hôpital bruxellois a résonné comme une trahison : comment un docteur, à qui je fais confiance depuis des mois et qui veille sur mon bébé à naître, ose-t-il soudainement me prendre en otage ? L’appât du gain serait-il plus fort que la déontologie et l’éthique ? L’extorsion de fonds transcenderait-elle toutes les frontières sociales ?

Rassurez-vous, mon amie est bien devenue maman cette année. Son gynécologue ne s’est toutefois pas déplacé pour l’accouchement. Il y quelques années, mon grand-père avait eu plus de chance. En dépit de son refus d’acquitter un dessous de table, le médecin avait bien consenti à l’opérer du cœur. Outre la remise d’« enveloppes », d’autres combines observées dans le monde médical relèvent tout bonnement de la fraude. En bonne place figure la pratique qui consiste à inscrire sur l’attestation de soins un montant inférieur à celui réclamé au patient, voire à ne rien n’indiquer du tout. Ou encore celle qui consiste à facturer des soins non prodigués ou des examens non réalisés.

Certains agissements n’apparaissent pas intrinsèquement illicites, mais néanmoins posent d’évidentes questions. C’est le cas par exemple du praticien qui, lors d’une hospitalisation, vous impose de prendre une chambre particulière, afin de pouvoir légalement tripler ses honoraires. C’est encore le cas du médecin qui fait pression pour que vous souscriviez à une chambre particulière « fictive » lors d’une courte intervention ne nécessitant en réalité pas d’hospitalisation, dans le seul but de démultiplier ses honoraires. Enfin, il n’est pas rare de constater que les tarifs médicaux sont modulés en fonction de l’assurance dont dispose le patient. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner de la récente augmentation des primes d’assurance hospitalisation (cf. L’Echo du 16 août 2017). Car ne soyons pas dupes : dès lors que la hausse des dépenses publiques de santé est plafonnée et que les assurances hospitalisation sont privées, le renchérissement des soins de santé est supporté par les assurés et les patients.

Fort heureusement, la plupart des médecins honorent la profession. Ils exercent leur métier avec passion, de manière honnête et responsable, en phase avec son utilité sociale. Faut-il souligner par ailleurs que les études de médecines sont longues et laborieuses. La pratique médicale requiert des connaissances scientifiques pointues, d’éminentes compétences techniques et de grandes qualités humaines. Il est incontestable que les médecins méritent une rémunération qui tient compte de leur installation tardive dans la vie professionnelle et correspond aux exigences du métier.

Les pratiques douteuses qui permettent à certains prescripteurs de s’enrichir sur le dos du patient ou de la collectivité sont toutefois fermement condamnables. Elles le sont d’autant plus que les médecins jouissent d’un statut social élevé et, pour beaucoup, de revenus confortables dans un pays à l’assurance-maladie étendue. Elles sont particulièrement choquantes du fait de la relation asymétrique qui lie le patient à son médecin. De par sa position, ce dernier détient un large pouvoir d’influence et d’autorité : il veille en effet sur votre santé et votre avenir sur cette planète est peut-être entre ses mains. Dans ce contexte, il n’est pas évident de lui dire « non ». Certainement moins qu’au garagiste qui vous demande un supplément pour réparer votre véhicule.

Une médecine de qualité et abordable est incontestablement un bien public : elle profite à tous et doit ainsi constituer un objectif sociétal prioritaire. Quelques mesures spécifiques et certains changements de cap pourraient y contribuer. Ils devraient en outre permettre de réduire les pratiques douteuses ou frauduleuses, et d’éviter dès lors que l’instauration de « caisses noires » ne se justifie.

Un premier pas serait d’accroître sensiblement la transparence. Les médecins pourraient ainsi être tenus d’afficher les honoraires d’une consultation simple en salle d’attente, et de spécifier s’ils sont conventionnés ou non. L'affichage des prix des produits et des prestations de services est légalement obligatoire pour toute entreprise ; pourquoi ne le serait-il pas pour les prestataires de soins ? Une plus grande transparence des hôpitaux sur le statut de leurs prescripteurs et sur les droits des patients semble également de mise. Enfin, il pourrait être fait davantage de publicité sur l’existence d’un service de médiation fédéral dédié précisément aux droits du patient.

Une autre évolution souhaitable est de rendre obligatoire la possibilité pour le patient d’un règlement par carte bancaire. De nos jours, le moindre petit commerce et nombre de prestataires de services à domicile offrent cette facilité. Au-delà de son côté pratique et de son utilité contre la fraude, on peut aussi arguer de l’aspect hygiénique d’une moindre manipulation d’argent liquide par le corps médical.

Contenir les coûts des soins de santé tout en accordant une légitime flexibilité aux prescripteurs dans la fixation de leurs honoraires requiert cependant des ajustements plus conséquents. L’explosion ces dernières années de la demande pour les chambres individuelles plaide notamment pour reconsidérer le lien entre les suppléments d’honoraires et le type de chambre. Une très large majorité des patients sont pour le principe d’une rémunération d’un traitement médical indépendante du choix de la chambre. Il convient également d’encadrer davantage les suppléments d’honoraires, dont les montants moyens facturés ont connu une croissance annuelle de 4,3% sur les 10 dernières années (plus de deux fois l’inflation moyenne). Un plafonnement généralisé à 200% des tarifs conventionnés ne ressort-t-il pas comme un compromis raisonnable ?

Enfin, il est essentiel de revoir la tarification appliquée aux spécialisations. Certaines, comme la néphrologie, la radiologie ou l’anesthésie bénéficient d’honoraires outrageusement avantageux en comparaison d’autres telles la médecine générale, la gériatrie ou la neurologie. En 2010, un néphrologue gagnait ainsi en moyenne 425.505 euros brut par an, contre 157.536 euros brut pour un neurologue (*). Des différences qui bien souvent ne sont pas objectivables en termes d’expertise, de pénibilité ou de responsabilités. Or il est avéré que les spécialisations qui paient le mieux sont également les plus prisées. Certaines diminutions raisonnées dans les honoraires officiels et un rééquilibrage entre spécialisations devraient permettre de contenir la facture totale des soins de santé tout en contribuant à endiguer la pénurie de praticiens dans plusieurs disciplines. Au-delà, il apparaît judicieux d’évoluer vers une tarification fondée sur les compétences et les patologies traitées davantage que sur les actes techniques.

(*) Swartenbroekx N, Obyn C, Guillaume P, Lona M, Cleemput I. Manual for cost-based pricing of hospital interventions. Health Technology Assessment (HTA). Brussels: Belgian Health Care Knowledge Centre (KCE); 2012. KCE Reports 178C (D/2012/10.273/31)