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Ré-exister budgétairement pour revivre politiquement

C’est une question qui en taraude certainement beaucoup ces temps-ci : que peut encore le politique ? En Belgique et ailleurs en Europe, les gouvernements se succèdent, et pourtant les politiques mises en œuvre continuent de dangereusement se ressembler. Alors bien sûr, la puissance publique peut gérer, et elle nous en donne l’exemple tous les jours, de manière plus ou moins satisfaisante. Les trains roulent, les hôpitaux soignent, les pensions sont versées, la justice juge ... Mais le politique a-t-il encore la capacité réelle de changer la vie ? Tracer une trajectoire et y emmener le corps social, c’est là l’essence même de l’action politique. Cette ambition transformatrice est-elle encore vraiment à l’œuvre aujourd’hui ? La Belgique de l’après-guerre nous a donné un système de sécurité sociale complet et cohérent, un enseignement accessible et de qualité, l’un des meilleurs réseaux hospitaliers au monde. Quels ont été les grandes réalisations des dernières décennies ? Force est de constater, qu’au-delà de certaines indéniables conquêtes sur le plan éthique et sociétal (mariage homosexuel, euthanasie, égalité des sexes, …), le bilan est plutôt maigre.

Cette inertie, cette certaine impuissance du politique est un phénomène complexe, qui tient notamment au délitement des clivages idéologiques traditionnels et au ralliement d’une grande majorité de notre classe politique aux thèses libérales. Il est aussi vrai que la plupart des grands enjeux de notre temps sont par essence supranationaux, et dépassent le strict cadre de l’Etat-Nation. Mais la principale raison de cette impuissance est en fait ailleurs. Même s’ils en avaient, les hommes et femmes politiques actuels n’auraient sans doute pas les moyens de réaliser leurs rêves, tant la marge de manœuvre budgétaire des pouvoirs publics est aujourd’hui amenuisée, et leurs facultés d’investissement réduites à peau de chagrin. La source de l’impuissance est donc avant tout financière, car sans moyens adéquats, on ne peut se permettre d’avoir des ambitions pour la collectivité. Comment nos démocraties en sont-elles arrivées là ?

Il y a tout d’abord le fait que l’immense majorité des derniers publics est aujourd’hui allouée au fonctionnement de l’appareil d’Etat existant. On assure l’action des services publics, on honore les nombreux droits dont on a progressivement investi le citoyen, on paye les dettes du passé, et il ne reste finalement plus grand chose pour innover et préparer l’avenir. L’exemple de la Communauté française est à cet égard édifiant. Près de 80% de son budget sont consacrés aux dépenses de fonctionnement du système éducatif (et quasi exclusivement au paiement du salaire des enseignants) et 15% au secteur de la culture et à ses subventions. A l’arrivée, les marges dont ses responsables peuvent disposer librement pour mettre en œuvre leurs choix politiques sont très étroites.

La situation n’est pas neuve. Pendant longtemps (en particulier durant la période des Trente Glorieuses), la puissance publique a pu financer de nouvelles initiatives en allouant les marges issues de la croissance. Le modèle fonctionnait tant que les taux flirtaient avec les 5 % : à mesure que le gâteau grandissait, de nouvelles politiques pouvaient être lancées. Avec les faibles niveaux de croissance que l’on connaît ces dernières années, la situation est radicalement différente. Le gâteau ne croît plus, et nos politiciens se retrouvent face à un dilemme : soit ne rien faire, soit prendre des mesures, souvent impopulaires, consistant à revoir l’allocation du gâteau ‘à taille constante’. Vu le poids des acquis et la force du statu quo dans nos démocraties, c’est souvent la première option qui domine.

Il faut aussi ajouter que le choix de l’intégration monétaire européenne a considérablement entamé la souveraineté budgétaire de nos Etats. Encore plus depuis la crise, on ne perçoit, dépense et investit plus comme on veut en zone euro. On se soumet à la discipline commune du Pacte de Stabilité, et au sacro-saint principe de l’équilibre. Et comme l’Italie en fait actuellement l’expérience, sortir des clous constitue une aventure plus que risquée.

La restauration de la capacité budgétaire de l’Etat impose une action conjointe sur chacune de ces causes. Il faut d’abord tenter de diminuer la part des dépenses ‘courantes’ dans le budget de l’Etat. Il ne s’agit pas de remettre en cause les acquis sociaux et économiques du passé, mais de les rationaliser et les ajuster aux exigences de l’époque actuelle, pour ménager une plus large part aux dépenses d’investissement. Il faut ensuite pouvoir agir durablement en faveur de la croissance, tout en repensant la manière dont les fruits en sont taxés. Cela passera par une politique industrielle recentrée, une refonte du système de taxation des revenus du travail et du capital, et une meilleure coordination fiscale internationale. Il faut enfin chercher à précipiter une réécriture des règles budgétaires de la zone euro. Le corset doit être desserré, de manière à que ces règles puissent encourager l’investissement public intelligent et la modernisation des dépenses courantes.

Si nos Etats se sont progressivement mués en gestionnaires, c’est parce qu’ils ont été privés des moyens budgétaires qui leur auraient permis de poursuivre de plus hautes ambitions. L’héritage du passé est entretenu et géré, mais l’avenir est insuffisamment préparé. Restaurer le politique dans son ambition de changer la vie passera forcément par un redéploiement des finances publiques. Tracer un nouvel horizon et proclamer vouloir y emmener la collectivité, c’est prometteur mais ça ne suffit pas. Encore faut-il se donner les moyens de voyager.

Egalement paru dans L’Echo du 9 novembre 2018.