Que Bruxelles reste fidèle à son esprit zinneke!
Magali Van Coppenolle est économiste, travaille sur les questions de finance durable, et est membre du Groupe du Vendredi.
Ariane Giraneza est gestionnaire de la politique climatique au sein de l'ONG climatique Bellona Europa, et est membre du Groupe du Vendredi.
Ariane et moi, nous nous revendiquons toutes les deux Bruxelloises, et pourtant, nos ‘Bruxelles’ se croisent sans toujours se rencontrer. Née à Bruxelles, j’ai quitté la ville pour des études aux Pays-Bas à 19 ans. Un chassé-croisé avec Ariane, qui est arrivée à 18 ans des Pays-Bas pour étudier à la VUB et qui depuis quelques années fait la navette depuis Anvers – l’une des 400,000 personnes qui viennent augmenter la population bruxelloise en journée. Mon ‘Bruxelles’, et le ‘Bruxelles’ d’Ariane ne se rejoignent que depuis récemment, travaillant toutes les deux, de temps à autre, dans ‘la bulle européenne’, le Bruxelles de Schuman et de la Place du Lux, qui semble exister presqu’en vase clos dans la capitale.
Capitale de quoi ? Union Européenne, Belgique, Flandres. Bruxelles, ville plutôt francophone en Flandres, ville aux milles langues de sa population bariolée. Ville d’étudiants, de migrants perdant parfois espoir et de jeunes professionnels ambitieux. Ville des attentats, ville du bon-vivre. Ville à la pauvreté changeante mais ville génératrice de richesse pour tout un ‘hinterland’ économique.
Pour réellement parler de Bruxelles, il faut un orchestre polyphonique, parfois discordant, toujours intéressant. La mosaïque fragmentée de ses identités est une arme à double-tranchant, source de richesse et de division. Mais ce serait de crier au loup que de décrier les divisions culturelles sans aborder les lignes de fragmentation institutionnelle qui balafrent la ville.
19 communes, et donc 19 bourgmestres et autant de CPAS, six arrondissement administratifs et autant de zones de police, 89 parlementaires et un gouvernement régional avec un ministre-président et quatre ministres. Et cela sans compter les nombreuses commissions de concertations avec les autres niveaux de pouvoir, dont les communautés flamande et française, actifs à Bruxelles. Malgré cela, Ariane m’explique que le « clean-up » - terme déshumanisant - de septembre 2023 à la Gare du Midi fut organisé par la police fédérale, et un plan d’amélioration, présenté par le Premier Ministre.
Au fil de mes allers-retours entre Londres et Bruxelles, j’ai vu changer la Gare du Midi. Ce lieu, premier lieu d’arrivée de beaucoup de voyageurs internationaux en Belgique, est également l’un des premiers sujets de discussion entre Ariane et moi. Il cristallise nos inquiétudes de bruxelloises, celles de voir se fissurer, volontairement ou non, les systèmes de gestion de la ville – que ce soit une pauvreté persistante, des migrants délaissés à leur sort en dépit des lois internationales, ou des questions de sécurité et de trafics. C’est une impression de décalage entre la réalité de la gare et nos souvenirs d’enfance, peut-être un peu nostalgiques : ce fut le lieu de départ de nombreuses aventures scoutes pour ma part et, pour Ariane, un sentiment d’appartenance, lors de visites familiales dans la diaspora rwandaise du quartier Clos Mudra, quartier dont je découvre l’existence lors de notre échange.
Devrions-nous cesser de comparer Bruxelles à d’autres villes belges, me demande soudainement Ariane. Les critiques et les plaintes les plus acerbes envers la ville viennent souvent d’habitants, et de médias, du reste de la Belgique. Et pourtant, dans l’index des ‘2023 Most Liveable Cities’ du magazine The Economist, Bruxelles ne se débrouille pas trop mal : dans le groupe de tête au niveau mondial, loin derrière Amsterdam et Vienne, mais juste derrière Paris et en tête de Londres.
Le bon vivre Bruxellois transcende nos ‘Bruxelles’ différentes. Le sud de Bruxelles, où j’ai grandi, est agréable, résidentiel et vert. Loin de l’excitation mais aussi des tourments de la métropole, ces quartiers n’ont que peu changé. Autrefois réputée un peu ennuyeuse, Bruxelles a vécu, entre autres, la transformation du quartier Dansaert (le « Dansaert vlaming » existe vraiment, essaie de me convaincre Ariane), et plus récemment du centre piétonnier dans le centre-ville. Ces transformations, Ariane les a vécue de plus près. Son sentiment est partagé, entre une envie de participer à un renouveau et l’inquiétude de participer à un phénomène de gentrification excluant des populations plus vulnérables d’une ville qui est la leur.
Nous discutons de Bruxelles à bâtons rompus, dans un néerlandais (plus néerlandais pour Ariane, plus flamand pour moi) mâtiné d’anglais et de français. Aujourd’hui, près de 40% des bruxellois sont d’origine étrangère (UE et hors-UE) et une multitude de langues et de cultures se côtoient dans la ville. Nous sommes toutes les deux d’accord que la population bruxelloise, ce joyeux mélange de vrais zinnekes, est l’un des aspects les plus attachants de Bruxelles. Mais toutes deux, nous avons aussi des groupes d’amis qui ne se mélangent pas : belges d’un côté, eurocrates de l’autre, flamands à Bruxelles ici ou diaspora étrangère là. Comment, dès lors, ‘faire citoyenneté’ ensemble ? Ariane m’explique en rigolant qu’elle connait de plus en plus de couples bruxellois venus d’horizons différents qui se sont rencontrés via Tinder. Sur la plateforme de rencontre, les utilisateurs ne peuvent se rassembler par communauté – seule la distance géographique compte et Bruxelles, bien que peuplée, n’est pas grande !
Au-delà de l’anecdotique, nous avons espoir que Bruxelles puisse être le lieu de création d’un « demos » sans « ethnos », une vision portée par le collectif Aula Magna dans son ouvrage « Bruxsel Demain ». Un projet porteur d’espoir aussi pour la Belgique, qui aurait dès lors beaucoup à apprendre de sa capitale.