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Pourquoi je me suis désabonné de Netflix

La vie sous séries

A y réfléchir, mes périodes d’inactivité, le soir, en semaine, sont devenues automatisées. Les lettres rouges deviennent une option privilégiée pour remplir une fenêtre de temps libre. Il est devenu difficile d’imaginer à quoi l’on passait son temps avant – avant cette régularisation payante, mensuelle, qui facilite le choix des contenus.

Dans les transports en commun, sur le temps de midi, l’écran noir est parfois activé quelques minutes pour terminer l’épisode de la veille. Netflix m’accompagne partout ; son utilité se manifeste en cas de temps mort.

Jugement individuel vs. Autoplay

Et puis je me suis interrogé sur ce qui est devenu partie intégrante du quotidien de 139 millions d’abonnés, d’après les chiffres qui circulent. Il m’a semblé qu’on regarde moins une série en particulier, qu’on ne regarde Netflix. La plateforme s’est substituée au contenu.

La qualité des séries proposées n’est finalement pas le cœur du problème. Ce qui inquiète, c’est ce flux continu où s’enchainent les épisodes relancés par l’autoplay, où tout est pensé pour nous faire rester le plus longtemps possible derrière notre écran. Cesser de regarder demande un effort de volonté – la volonté de briser cette parenthèse hors du monde, qu’on en est venus, par une inversion étrange, à envisager comme un refuge.

Unités de consommation

Ce refuge n’est pas une simple courroie de transmission. Il oriente les choix, sur base d’algorithmes qui enregistrent ce que nous visionnons, afin de nous proposer une variation sur le thème de ce que nous avons déjà consommé. Qui aimera Maniac aimera Stranger Things ; qui aimera Black Mirror sera susceptible de terminer Alterated Carbon. La réorientation des désirs est savamment pensée : j’arrive sur Netflix avec une idée plus ou moins précise de ce que je veux regarder, je finis par visionner quelque chose que la plateforme a décidé pour moi, en me donnant l’illusion d’un choix personnel.

Avec un peu d’imagination, on en vient alors à entrevoir une masse de dizaine de millions d’individus regardant plus ou moins la même chose, nourris à intervalles réguliers d’épisodes dont la trame est souvent familière, moyennant une dizaine d’euros mensuels pompée automatiquement à la source. Une sorte de Matrix avec pour logo un sourire rouge renversé.

Un tel unanimisme dans ce qui est visionné est contre-nature. Les individus ont des goûts, des intérêts et des inclinations diverses. Que nous regardions tous casa de papel et opinons sur sa qualité me laisse finalement songeur. Comme si les produits Netflix avaient été pensés pour des individus sans couleur, sans préférences, sans ancrage – une masse indifférenciée d’utilisateurs quasi-permanents.

Se débrancher le cerveau

Une question m’est passée par l’esprit : si on pouvait calculer rétrospectivement quel a été le nombre d’heures que j’ai passé sur Netflix sur ma vie entière, quel serait le chiffre final? In fine, j’aimerais pouvoir dire que ces heures ont été vécues, et non pas subies. Qu’elles ont été remplies par des actes et des pensées choisis ; qu’elles ont été le théâtre d’une imagination fluctuante et même parfois d’un ennui ou d’une attente teintés de mélancolie.

Reed Hastings, la tête pensante de Netflix, a déclaré dans une interview : ‘waiting is dead.’ Cette transformation en consommateur impatient rend inattentif aux autres et cerne les yeux. J’en ai eu marre que mon esprit soit toujours subrepticement occupé par l’attente de l’épisode suivant – et les milliers d’autres qu’on me prépare (‘see what’s next,’ peut-on lire sur la page d’accueil du site). Je me suis lassé de ces soirées rythmées par les lettres rouges. J’ai voulu retrouver cette indécision, cette vraie liberté de choix qui fait notre originalité. Hier soir, je me suis désabonné de Netflix.

Par Arthur Ghins, chercheur en théorie politique à Brown University.