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Mais après quoi diable courent-ils tous?

Il y a des endroits où le temps semble s’être arrêté, comme ce vieux bar du centre-ville avec ses décorations passées et son ambiance poussiéreuse. Ses banquettes offrent une place de choix pour contempler la course qui fait rage au dehors, celle qui commence tôt le matin. Vers les gares et les stations de métro, dans les bureaux et les centres commerciaux, les gens se précipitent. Les milieux professionnels sont pris par les cadences effrénées, les agendas pleins à craquer et l’urgence permanente. Même les week-ends et les vacances sont noyés par l’impératif de rentabilisation du temps. Le patron du bar dépose devant moi une tasse de café fumant. « Mais après quoi diable courent-ils tous? », marmonne-t-il en s’éloignant vers son zinc. Eclairage grâce à la pensée critique d’Harmut Rosa, philosophe et sociologue, qui analyse l’accélération rongeant nos sociétés modernes …

Accélération

Il faut bien admettre que, depuis les années 70, tout va sacrément plus vite. Les développements technologiques dans la production, les transports et les communications y sont pour beaucoup; il suffit de penser à notre accès à l’information, nos déplacements ou nos messageries électroniques. Mais c’est surtout l’accélération des rythmes de vie qui frappe: on fait de plus en plus de choses par unité de temps (1). Dans la liste des choses quotidiennes à accomplir, tout s’enchaine et se superpose, s’empile et se compresse. La promesse était belle: accélérer pour se libérer de la contrainte temporelle et se consacrer à un projet de vie. Or, au plus nous gagnons de temps libre, au plus nous avons l’impression d’en manquer. Pourquoi ce paradoxe?

Notre modèle de société est shooté à la croissance économique. Pour survivre, il doit impérativement maintenir une accélération continue: innovation compétitive, intensification du travail et hausse de la consommation. La prise de vitesse s’autoalimente; le temps libéré est absorbé par la nécessité d’en faire toujours plus. L’accélération est aussi le fait d’un idéal d’existence. Bien vivre, c’est, dit-on, avoir une existence bien remplie, multiplier les activités, épuiser toutes les opportunités et élargir sans cesse l’horizon des possibilités. Vivre plusieurs vies en une. Une fuite en avant avec son lot d’angoisse, de frustration et de culpabilité. Et le temps qui aurait dû couler en abondance devient une denrée rare …

Désynchronisation

La radio posée sur le comptoir mitraille les nouvelles du jour. Une info chasse l’autre. Quelle était encore l’actu d’hier? À travers la vitre qui me sépare du trottoir, j’observe la course avec étrangeté. Une pathologie des sociétés de l’accélération, c’est la désynchronisation. La politique apparaît dépassée et toujours en décalage, poursuivant un monde devenu irrattrapable. La démocratie est réputée trop lente pour la vitesse des mutations économiques, la délibération est jugée un frein à la déferlante technologique.

L’ambition du politique n’est plus de modeler la société à la lumière d’un projet commun mais de s’adapter au cours des choses, réagir à l’enchainement infernal des actualités et bricoler des réponses aux problèmes dans l’ordre duquel les évènements les façonnent. Il faut coûte que coûte prendre la vague– celle de l’économie mondialisée et de la révolution technologique – pour ne pas être submergé. L’accélération devait délivrer le temps pour permettre l’autonomie et la participation démocratique. Encore raté! Se propage au contraire une sensation d’impuissance et d’inertie: « En l’absence d’une direction ou d’un but déterminé, le changement rapide est perçu comme une immobilité fulgurante » (2).

Résonnance

Mon voisin abaisse son journal et me décoche un sourire. Je souris en retour. Ce bar est résolument chaleureux. Un je-ne-sais-quoi m’y retient. Une vie réussie ne dépend pas de l’accumulation infinie des ressources ou de l’extension indéfinie du champ des possibles. L’obsession de la quantité, la lutte des places et la frénésie du temps produisent un monde froid, hostile et dénué de sens duquel on finit par se couper.

Non, il s’agirait plutôt d’entrer en résonnance (3). Pouvoir choisir de ralentir pour se laisser affecter et transformer par une rencontre, un morceau de nature, un engagement pour une cause, une amitié, un métier, une activité sportive ou une pièce de musique. Pouvoir décider de s’arrêter pour trouver ce qui en nous fait écho et se consacrer à ces expériences qui nous font véritablement vibrer. Pouvoir prendre du recul pour trouver sa place dans le monde en laissant grandir la confiance d’y agir en retour.

Bien sûr, les débats sur le temps de travail et la dépendance à la croissance économique doivent exploser dans l’espace public. Mais il s’agit surtout de susciter le désir de cette autre manière de bien vivre basée sur la qualité de notre relation au monde. C’est de cette conception de la vie bonne et de cette réappropriation du temps que peut s’imaginer un projet de société visant à garantir à chacun les conditions d’une telle résonnance. Je salue mon voisin de table et regrette déjà ma banquette. La porte du vieux café s’ouvre et m’aspire dans la course du dehors. On a définitivement beaucoup à apprendre des endroits où le temps s’est arrêté …

  1. Rosa, H. (2014). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris : La Découverte.
  2. Rosa, H. (2013). Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La Découverte. p.330.
  3. Rosa, H. (2018). Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Paris : La Découverte.

Également par dans L’Echo du 07 décembre 2018.