L’équité, et non l’égalité, sera l’enjeu économique du 21e siècle

Par Laurent Hanseeuw, économiste, entre-autre à l’ULB, et membre du Groupe du Vendredi. Egalement paru dans L’Echo du 6 juin 2014.

Un éminent professeur d’université m’a un jour interpellé en m’affirmant que « le concept d’égalité des chances est une idée de droite ». Toute provocatrice que cette phrase puisse paraître, elle ne l’était pas dans sa bouche. En tant qu’égalitariste convaincu, que la notion d’égalité se limite à la ligne de départ ne lui semblait pas correspondre à l’idée qu’il se fait de la gauche. Vu de ce prisme, les positions prises par l’économiste français Thomas Piketty dans son livre « Le Capital au XXIème siècle », et le débat mondial qu’elles ont engendrées, sont très loin du caractère marxiste que le titre suggère et que les partisans du statu quo se sont empressés de leur accoler.

La confusion de l'évident

De l’avis général, l’un des principaux apports du livre de Piketty tient dans l’impressionnante collecte et présentation de données historiques sur l’évolution des revenus et richesses, et de leurs répartitions dans un grand nombre de pays développés (France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Suède, etc.). A la lecture de ces données, il apparaît indéniable que les inégalités sont en croissance et atteignent également des sommets. Par ailleurs, Piketty ne se limite pas à la notion d’inégalités de revenus, comme le font la plupart des études et indicateurs usuels, comme le coefficient de Gini ; mais il décortique l’évolution du capital accumulé et de sa répartition, donnant une perspective supplémentaire à son constat d’iniquité.

La marge entre constat et conclusion

Si le constat semble avéré, la suite des réflexions de Piketty prête davantage à discussion. En considérant l’histoire économique comme une réalité linéaire, et prévoyant par là que les inégalités de revenus et de richesses vont continuer à suivre la même trajectoire, l’auteur tend à confondre hypothèse et réalité.

Le centre de la thèse d’un accroissement toujours plus important des inégalités repose sur l’idée que les richesses croissent de manière plus rapide que le revenu, ce qui a été une réalité durant les trente dernières années. Mais il serait péremptoire d’affirmer que cette évolution va forcément se poursuivre dans le futur. Un cocktail d’éléments a amené cette tendance. D’une part, la globalisation des échanges internationaux, suite à la libéralisation en Chine et la chute de l’empire soviétique, ont augmenté d’autant les masses de travailleurs disponibles. Ceci combiné à d’importantes innovations technologiques diminuant la demande pour ces derniers a créé une pression à la baisse importante sur les salaires de ces travailleurs, particulièrement les moins qualifiés dans les pays développés. En regard de ces bouleversements, l’épargne mondiale s’est accrue significativement, particulièrement de par le modèle de développement poursuivi par la Chine et d’autres pays asiatiques, sans que la demande pour les investissements ne s’accroissent en proportion ; ce qui a inévitablement induit une diminution des taux d’intérêts réels, impactant à la hausse la valeur des actifs existants et, se faisant, l’accumulation des richesses.

Il est néanmoins incertain qu’une telle évolution se reproduise dans le siècle à venir. Primo, il n’est pas impossible que l’on voit apparaître un pic de la population mondial en âge de travailler d’ici peu, ce qui pourrait engendrer une pression à la hausse sur les salaires et les revenus. En Chine, les premiers signes de pénurie de main-d’œuvre et de croissance consécutive des salaires sont visibles. Il n’est pas certain que les bassins de main d’œuvre que sont encore l’Inde et l’Afrique puissent s’organiser de telle manière à offrir une alternative crédible à la fabrique chinoise. Par ailleurs, les populations occidentales et asiatiques vieillissant, combiné à un changement de la structure de l’économie chinoise vers moins d’épargne et d’investissement, et davantage de consommation, le taux d’épargne mondial pourrait commencer à décroitre dans les décennies à venir, induisant une pression à la hausse sur les taux d’intérêts réels, diminuant d’autant la valeur des actifs.

A nouveau ces potentielles trajectoires ne sont pas des certitudes et les craintes de voir les inégalités continuer à s’accroître ne sont pas sans fondements, la production de biens et services, grâce aux innovations technologiques, semblant nécessiter toujours moins de travailleurs pour s’accroître.

La justification de l'action

S’il fallait attendre d’avoir une boule de cristal avant d’agir, rien ne serait jamais fait. Le constat du niveau inquiétant et croissant des inégalités justifie que des changements soient faits dans le fonctionnement de nos sociétés. Comme le dit Piketty dans son ouvrage, « l’héritage n’est pas loin de retrouver en ce début du XXIe siècle l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot. » Pour éviter la cristallisation d’une économie de rentier, il propose donc une imposition mondiale du capital. Et c’est précisément par cette proposition que Piketty pêche par idéologie paresseuse plutôt que de poursuivre une réflexion intellectuelle jusque là brillante.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre de son livre, Piketty n’a rien d’un marxiste. Il se dit lui-même « vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux ». A l’instar de beaucoup de personnes de sensibilité de gauche, et à contrario de mon ami professeur, Piketty se reconnait dans les vertus de la méritocratie. C’est le retour à une forme d’ancien régime qu’une grande partie de « la gauche » veut éviter et non une aspiration au « grand soir ». Ce n’est pas l’impraticabilité de la proposition de Piketty qu’il faut critiquer – même si elle l’est probablement – mais le fait que celle-ci ne réponde pas à la vraie problématique de notre société moderne qu’il analyse justement : Prévenir une société d’héritiers et rétablir une vraie méritocratie. En proposant de taxer le capital indistinctement, il assimile l’héritier à l’entrepreneur. Il traite de manière égale le rentier se reposant sur des dividendes et des actifs liquides de l’actionnaire d’une société qui en réinvestit la totalité sans en toucher quelconque revenus.

Pourtant, son analogie du père Goriot indiquait une voie toute tracée vers une proposition parant effectivement à la problématique précitée : taxer la transmission du capital, et non le capital lui-même. Il serait évidement difficile d’imposer une taxation à 100% de la transmission du capital, bien qu’une vraie méritocratie le rende nécessaire. Par ailleurs, des paiements de droits de succession sous forme numéraire risqueraient fort d’endommager la structure économique de nos sociétés en imposant la dislocation d’entreprises, par exemple. Mais rien n’empêche d’être imaginatif. Pourquoi ne pas prévoir des droits de succession payables en nature, voir prévoir que tout ou partie de ceux-ci soient payables à des fondations d’utilité publique, reconnue explicitement par le Parlement, plutôt qu’à l’Etat. Penser que seul l’appareil administratif étatique puisse se charger d’une mission de redistribution est archaïque.

En s’attaquant aux mécanismes de transmission du capital, on prévient la succession des inégalités et on maximise, tant que faire se peut, l’égalité des chances. L’utopie égalitaire est un combat idéologique perdu le siècle passé. Le combat pour une société juste et méritocratique est un défi qui reste à remporter. Et si de telles vues sont classifiées à droites, peut-être que même Piketty est un libéral.